Une vue de la Poste Générale de Dublin, au début du 20ème siècle
Un sacrifice trop long
Peut changer le cœur en pierre.
Quand cela sera-t-il assez ?
En finir est le rôle du Ciel, et notre rôle
Est de murmurer les noms l’un après l’autre
Comme une mère le nom de son enfant
Lorsqu’enfin le sommeil s’est appesanti
Sur ses membres fatigués par la course.
Qu’est-ce d’autre que la nuit qui tombe ?
Non, non, – non pas la nuit: la mort;
Mais était-ce, après tout, une mort inutile ?
L’Angleterre, en effet, pourrait tenir parole
Malgré tout ce qui a été dit et fait.
Nous le connaissons leur rêve; assez
Pour savoir qu’ils ont rêvé et qu’ils sont morts;
Mais si le mirage d’un excessif amour
Les ayant égarés, était la cause de leur mort ?
en vérité je le résume à un poème-
MacDonagh et MacBride,
Et Connolly et Pearse,
Maintenant et à tout jamais,
Partout où l’on porte le vert,
Sont changés, changés du tout au tout:
Une terrible beauté est née.
– William Butler Yeats, « Pâques 1916 »
Debout sur les marches de la Poste Générale de Dublin il y a un siècle, le poète Padraig Pearse annonçait la Poblacht na hEireann – la « République Irlandaise ».
Il lisait une proclamation dont l’encre était à peine sèche, rédigée par un gouvernement irlandais provisoire et qui déclarait son indépendance vis-à-vis du règne britannique. Il était tout juste passé midi le 24 avril 1916, au cours de la scène d’ouverture d’un drame qui ménagerait la tragédie et le triomphe, les hérauts jumeaux de l’histoire irlandaise.
Cela fait cent ans que quelques 750 hommes et femmes ont dressé des barricades, et pris le contrôle de sites clés du centre de Dublin. Ils seraient bientôt rejoints par un millier de volontaires supplémentaires. En six jours tout serait fini, le bureau de poste en flammes, et les chefs de la rébellion en chemin pour confronter des pelotons d’exécution, le long des murs de la prison de Kilmainham.
Et pourtant, l’échec de la Révolte de Pâques allait bientôt devenir l’un des événements les plus importants de l’histoire irlandaise – un « échec » qui allait résonner à travers le monde, et être imité par des soulèvements coloniaux presque un demi-siècle plus tard.
Parallèles coloniaux
Les anniversaires – et en particulier les centenaires – sont à parts égales de mythe et de souvenir, et en tirer des leçons est toujours une affaire difficile. Pourtant, et bien que 1916 ne soit pas 2016 il y a des parallèles, des éléments historiques qui se chevauchent et se raccordent dans l’Europe d’alors et celle d’aujourd’hui.
L’Europe de 1916 était un monde en guerre. L’obscurité s’était abattue sur elle en août 1914, et le continent était enveloppé dans les barbelés et submergé dans la mort et la destruction, à une échelle presque inconcevable. Peu de temps après que le dernier rebelle irlandais ait été abattu, les Britanniques se lancèrent dans l’Offensive de la Somme. Plus de 20 000 personnes allaient mourir pendant la première heure de cette bataille. À la fin, il y aurait plus d’un million de victimes de part et d’autre de la ligne de front.
L’Europe est toujours en guerre, en marchant d’une certaine façon dans les pas d’un monde colonial prétendument révolu depuis longtemps. La Grande-Bretagne mène sa quatrième guerre en Afghanistan. Les forces spéciales italiennes traquent les Islamistes dans leur ancienne colonie libyenne. Des avions de combat français bombardent leurs anciens terrains de manœuvre en Syrie, et pourchassent les Touaregs au Mali.
Et l’Europe est aussi en guerre contre elle-même. Les fils de fer barbelés sont une fois de plus déroulés, non pas pour créer des zones mortelles dans le no man’s land entre les tranchées, mais pour bloquer les flots de réfugiés générés par les armées et les mercenaires des Européens – et des Étasuniens – en Afghanistan, en Irak, au Yémen, en Somalie et en Syrie.
Sous de nombreux aspects, les criminels coloniaux revisitent les lieux de leurs forfaits.
Les Britanniques et les Français s’étaient secrètement partagé le Moyen-Orient en 1916, se servant de la religion et de l’appartenance ethnique pour diviser, et mieux régner sur la région. L’instabilité y est constitutive.
Effectivement, c’était là l’idée: il n’y aurait jamais assez de Français ou d’Anglais pour régner sur le Levant, mais avec les Chiites, les Sunnites et les Chrétiens occupés à s’entre-égorger, ils ne feraient pas attention aux banquiers bien habillés dans les coulisses – désapprobateurs face au manque de comportement civilisé, tout en comptant leur butin.
Les Irlandais de 1916 comprenaient cette entourloupe – après tout, ils en avaient été les premières victimes.
L’Irlande a été une colonie bien avant que les grandes puissances se soient réparti le reste du monde aux 18ème et au 19ème siècles, et les stratégies qui ont conservé l’île pauvre, arriérée et profitable furent transplantées ailleurs. Les divisions religieuses ont fait que l’Inde est grandement restée docile. Les divisions tribales et religieuses ont rendu possible la soumission du Nigeria. Les conflits ethniques ont court-circuité la résistance au Kenya et en Afrique du Sud. La division en sectes a bien fonctionné en Syrie, au Liban et en Irak.
L’Irlande a été le grand laboratoire du colonialisme où les Anglais ont expérimenté des façons de garder la population sous leur joug. La culture, la religion, la langue et les liens de parenté étaient tous bons pour la meule du moulin. Et quand tout le reste échouait, l’Irlande n’était qu’à quelques encâblures, de l’autre côté de la Mer d’Irlande: tuez tous les rats de laboratoire et recommencez à neuf.
La découverte du nationalisme
Le fait que les Anglais aient été en Irlande depuis 747 ans en 1916 est important.
Les Irlandais appellent l’occupation « le long chagrin », et il les a rendus un peu timbrés. Aller provoquer au combat, en plein milieu d’une guerre, l’un des plus puissants empires de l’histoire de l’humanité ne semble pas être une chose très raisonnable à entreprendre – et en réalité, il y avait beaucoup d’Irlandais qui pensaient que c’était une aventure vouée à l’échec.
La gauche européenne dénonça le Soulèvement de Pâques, surtout parce qu’ils n’y avaient pas compris grand chose. Que faisait donc un intellectuel marxiste et dirigeant syndical comme James Connolly, à prendre les armes avec des nationalistes mystiques comme Padraig Pearse et Joseph Mary Plunkett? L’un des rares radicaux à en avoir saisi la portée fut V.I. Lénine, qui décrivit la critique de la rébellion comme étant « monstrueusement pédante ».
Ce que Connolly et Lénine avaient tous deux compris, c’était que le Soulèvement reflétait une société profondément torturée par le capitalisme. Au contraire de beaucoup d’autres régions d’Europe, en Irlande les différentes classes sociales et les opinions divergentes pouvaient trouver un terrain d’entente, précisément parce qu’ils vivaient une expérience similaire: quelque soit leur éducation, quelles que soient leurs ressources, au bout du compte ils étaient irlandais, et traités en tous points comme des inférieurs par leurs maîtres coloniaux.
La majeure partie de la gauche européenne se méfiait du nationalisme en général parce qu’il brouillait les différences entre les opprimés et les oppresseurs, et sapait leur analyse selon laquelle les classes sociales étaient l’unique ligne de faille humaine. Mais comme le monde allait le découvrir un demi-siècle plus tard, la nationalisme pouvait lui aussi être une idéologie qui unissait la majorité exploitée contre la minorité oppressante.
En définitive, il allait créer ses propres problèmes et susciter ses propres monstres. Mais pour l’immense majorité du monde colonial, la nationalisme a été un ingrédient essentiel de la libération nationale.
Les civilisations libres
La Révolte de Pâques ne fut pas le premier soulèvement anti-colonial. Les Étasuniens se débarrassèrent des Anglais en 1783; les Grecs chassèrent les Turcs en 1832. La grande révolte des Cipayes en Inde a presque réussi à bouter les Britanniques hors du sous-continent en 1857. Il y en a également eu d’autres.
Mais il y avait un facteur dramatique spécial dans l’idée d’une révolution au cœur d’un empire, et ce fut ce facteur davantage que l’acte en lui-même qui attira l’attention du monde. Le Times de Londres imputa au Soulèvement de Pâques les troubles en Inde de 1919, où l’armée britannique massacra 38 Sikhs civils à Amritsar. Comment les Irlandais en avaient été responsables, le Times ne fit jamais l’effort de l’expliquer.
Mais les Irlandais virent la connexion, si toutefois différemment. Roger Casement, un chef de la Rébellion de 1916 qui fut exécuté pour trahison en août de cette année, affirma que la cause de l’Irlande était aussi celle de l’Inde, parce que les insurgés de Pâques se battaient « pour rejoindre à nouveau les civilisations libres du monde ».
En tant que soulèvement ce fut un échec, en partie parce que toute l’affaire avait été menée en secret. Il n’y avait peut-être pas plus d’une demie-douzaine de personnes qui savaient ce qui allait se produire. Quand la Force des Volontaires Irlandais et de l’Armée Citoyenne Irlandaise marcha jusqu’au bureau de poste, la plupart des passants – y compris les Anglais parmi eux – pensaient qu’il s’agissait seulement des « garçons » qui s’amusaient encore à provoquer les autorités.
Mais les secrets ne font pas de bonnes révolutions. Les conjurés avaient imaginé que leur exemple allait enflammer l’Irlande toute entière, mais le temps que la plupart des Irlandais eussent appris ce qui se passait, c’était déjà fini.
En comparaison avec d’autres soulèvements, ce ne fut pas une affaire si sanglante que ça. Il y eut à peu près 3 000 blessés et 485 morts, dont beaucoup étaient des civils. Sur les combattants, les Britanniques perdirent 151 hommes et les rebelles 83 – dont les 16 exécutés dans les semaines qui suivirent Le Soulèvement dévasta un peu plus de deux kilomètres carrés du centre de Dublin, et lorsque les troupes britanniques firent défiler les rebelles dans les rues après leur reddition, la foule cracha sur les insurgés.
Mais alors que les pelotons d’exécution accomplissaient leur besogne jour après jour, le sentiment commença à changer.
Connolly était si gravement blessé qu’il ne pouvait tenir debout, donc ils l’attachèrent à une chaise et l’abattirent. Les autorités refusèrent de rendre les chefs exécutés à leurs familles, les enterrant plutôt dans de la chaux vive. Quelques 3 439 hommes et 79 femmes furent arrêtés et emprisonnés. Presque 2 000 d’entre eux furent envoyés dans des camps d’internement, et 98 reçurent des condamnations à mort. 100 autres reçurent de longues peines de prison.
Rien de tout cela ne plût au public, et les autorités furent contraintes d’annuler des exécutions supplémentaires. De plus, l’idée d’une « République Irlandaise » était là pour rester, quel que soit le nombre de personnes abattues, pendues ou emprisonnées.
Un sacrifice par le sang
Le Soulèvement de Pâques a certainement été une affaire étrange. Pearse l’a appelé un « sacrifice par le sang », ce qui semblait inconfortablement proche du proverbe catholique selon quoi « le sang des martyrs est le fondement de l’église. »
Et pourtant, c’est la nature de choses telles que le Soulèvement de Pâques. L’année 1916 laboura toutes les idéologies, les divisions et les préjudices que le colonialisme avait fabriqué depuis des centaines d’années, produisant des compagnons très mal assortis. Ceux qui rêvaient de reconstituer l’ancien royaume de Meath se postaient sur les barricades avec des jeunes qui étudiaient Karl Marx. Des fermiers locataires illettrés prenaient les armes avec la Comtesse Markievicz, qui conseillait aux femmes de « laisser leurs bijoux à la banque et d’acheter un revolver. »
Beaucoup de ces divisions subsistent encore.
Il va y avoir au moins deux commémorations du Soulèvement de Pâques. Les partis de l’establishment – Fine Gael, Fianna Fail et le Parti Travailliste – ont organisé des événements menant à la commémoration principale du 27 mars. Sinn Fein, qui représente le gros de la gauche irlandaise, aura sa propre célébration. De nombreux petits groupes dissidents présenteront leur propre narration particulière du Soulèvement de Pâques.
Et si vous voulez en faire partie, vous pouvez aller sur Internet et acheter un T-shirt « authentique » de la Rébellion de Pâques chez « Eire Apparent« . Tout est à vendre, même la révolution.
De certaines manières, 1916 concernait l’Irlande et sa longue et étrange histoire. Mais 1916 concerne aussi la volonté des êtres humains à résister, parfois en dépit de circonstances désespérées. Il n’y a rien de spécial ou qui soit uniquement irlandais là-dedans.
À court terme, la Rébellion de Pâques mena à l’exécution de personnes qui auraient pu empêcher la guerre civile de 1922-1923 entre Républicains et Nationalistes, qui suivit l’établissement de l’État Libre d’Irlande en 1921. L’État Libre était indépendant et se gouvernait lui-même, mais faisait toujours partie de l’empire, tandis que les Anglais s’étaient alloués une tranche d’Irlande du Nord, à garder pour eux-mêmes. L’Irlande ne devint vraiment indépendante qu’en 1937.
Sur le long terme, cependant, le Soulèvement de Pâques rendit la perpétuation du règne britannique impossible en Irlande. En ce sens-là, Pearse avait eu raison: le sacrifice par le sang avait fonctionné.
Le nouveau colonialisme
Ce centenaire a-t-il une signification pour l’Europe d’aujourd’hui? Peut-être.
Comme l’Europe de 1916, l’Europe de 2016 est dominée par un petit nombre aux dépens du plus grand. Le colonialisme des empires a été remplacé par le colonialisme des banques et de la finance.
L’occupation britannique avait appauvri les Irlandais, mais ils n’étaient guère différents des Grecs, des Espagnols et des Portugais contemporains – et oui, des Irlandais – qui ont vu leur qualité de vie se dégrader et leurs jeunes être exportés, tout ça pour « rembourser » des banques auxquelles ils n’avaient rien emprunté. La majorité des Européens contrôlent-ils vraiment davantage leurs vies aujourd’hui, que les Irlandais en 1916?
Combien la « troïka » actuelle est-elle différente – la Banque Centrale Européenne, la Commission Européenne et le Fonds Monétaire International – de Whitehall en 1916? Celui-ci vint sans invitation en Irlande; celle-là domine la vie économique et politique de l’Union Européenne.
Dans son poème « Pâques 1916 », William Butler Yeats a appelé le Soulèvement la naissance d’une « terrible beauté ». Et c’est ce qu’il fut.
Mais l’oraison de Pearse à l’enterrement du vieux guerrier Fenian Jeremiah O’Donovan Rossa est sans doute plus appropriée: « Je dis aux maîtres de mon peuple, prenez garde. Prenez garde à ce qui vient. Prenez garde au peuple debout, qui prendra ce que vous n’aviez pas voulu donner. »
Par Conn Hallinan, traduit par Lawrence Desforges
Source: http://www.counterpunch.org/2016/03/22/a-terrible-beauty-remembering-irelands-easter-rebellion/
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