Source : Libération, Christian Lehmann
Christian Lehmann est écrivain et médecin dans les Yvelines. Pour « Libération », il tient la chronique quotidienne d’une société sous cloche à l’heure du coronavirus.
Samedi, dans les allées du centre Leclerc, mon téléphone a sonné. C’était Jérôme Marty, le Président de l’Union française pour une médecine libre. Le type qui gueule à la télévision et qui pétitionne depuis des semaines, en vain, pour que soit révélé le nombre de soignants contaminés, à l’hôpital, en ville et en Ehpad. On a parlé déconfinement, stratégie, dépistage. Jérôme me raconte que la liste s’allonge de semaine en semaine, puis, ignorant que je le connaissais, m’annonce la mort d’un urgentiste, Jacques Fribourg.
Le temps s’est arrêté. J’ai voulu dire quelque chose mais j’avais brièvement perdu la vision des couleurs. Plein de choses me revenaient en mémoire, un kaléidoscope qui était ma jeunesse, dont un acteur majeur venait de disparaître.
Je me souviens du tout début de l’épidémie. On ne savait encore rien de ce qui venait. Tout juste lisait-on, effarés, les messages de nos collègues de l’Est, qui se prenaient la vague. J’ai appelé Yvon, 54 ans, un ami médecin et épidémiologiste, pour parler. Nous avions l’un et l’autre des masques, des gants, du gel, en petite quantité certes, mais nous avions été plus prévoyants que les grands stratèges en charge de la gestion de crise. Il n’empêche, la situation était alarmante, les descriptions de la rapide dégradation de certains patients effrayantes. «Je ne dis pas que je m’attendais à ça, a dit Yvon, mais je n’ai jamais considéré qu’une pandémie était impossible. On va être en première ligne. Je ne me pose pas la question d’esquiver, de fermer, de faire le dos rond. C’est ce pour quoi nous avons été formés. C’est notre métier. Mais je t’avoue que j’ai peur. Peur de cette maladie. En quatre heures les gens s’aggravent. Ils sont embarqués aux urgences et quatre heures plus tard on les intube. C’est ça qui me fait peur, être contaminé au cabinet, et partir un jour en urgence à l’hôpital, ne pas pouvoir dire au revoir aux miens et mourir sans jamais les avoir revus.» C’est la seule et unique fois, depuis que je recueille leurs témoignages, qu’un médecin m’a dit aussi clairement avoir envisagé que «faire le job» puisse le tuer. Alors qu’Yvon, comme moi, n’a jamais eu la moindre naïveté s’agissant de la compétence ou de l’humanisme de nos dirigeants. Nous pressentions l’un et l’autre que cette «guerre» ne serait pas gagnée par les généraux mais malgré eux.Lire la suite
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