Source : Marianne, Natacha Polony, 26-09-2019
Jacques Chirac catalyse sur sa personne les paradoxes de la vie politique française. Sa disparition l’illustre avec un étonnant éclat. Salué par tous les bords politiques comme « un homme d’Etat », « notre dernier grand Président », « le dernier à avoir incarné la fonction », il efface, par la sympathie que lui portaient les Français, toute forme rationnelle d’analyse. Une sympathie méritée, bien sûr. L’homme était chaleureux, spontané, profondément humain. Encore faut-il démontrer que la chaleur humaine et la connaissance intime de la France et de ses habitants constituent les qualités premières pour incarner la fonction présidentielle. Disons qu’à tout le moins, et à défaut d’être suffisantes, ce sont des qualités nécessaires, dont nous percevons l’importance quand elles ne sont plus portées par personne.
DES MOMENTS DE BRIO
Jacques Chirac aura passé une partie de ses deux mandats, bien malgré lui lors du premier, volontairement lors du second, dans une position proche de celle d’Elisabeth II. Mais il eut de grands moments. Qui sans doute rattrapent le reste. Dans sa jeunesse de Premier ministre, le soutien à Simone Veil, contre sa propre majorité, au moment de faire voter la loi sur l’IVG. Puis en 1981, le vote de l’abolition de la peine de mort, par delà les oppositions politiques. Plus tard, en tant que Président, cette déclaration au Vel d’Hiv, qui, quoi qu’en disent certains, était indispensable. Cette intuition d’une urgence climatique qui, si elle ne modifia pas d’un iota sa politique, avait le mérite de la lucidité. Enfin l’Irak, en 2003 et le refus d’un alignement irresponsable sur les délires américains. Ceux qui aujourd’hui chantent ses louanges pour avoir sauvé l’honneur de la France oublient d’ailleurs un peu vite les commentaires scandalisés qui suivirent le discours de Dominique de Villepin à la tribune de l’ONU, les sarcasmes émanant de la droite et de la gauche atlantiste, politiques et commentateurs confondus, raillant la « prétention française », avant que les foules défilant dans les capitales européennes contre la guerre n’incitent au retournement de veste.
Plus globalement, il est assez délicieux d’entendre les hommages vibrants pour l’homme qui maintint le « cordon sanitaire » vis-à-vis du Front national, comme si cette ligne de conduite suffisait à faire une politique, et comme si la montée inexorable du parti en question n’était pas aussi le résultat de trente ans d’échec de la gauche, plurielle ou non, et de la droite, libérale ou néolibérale. De même qu’il est surprenant, et sans doute consternant, de le voir célébré comme le Président préféré des paysans, lui qui mena une politique de destruction systématique de l’agriculture française par des orientations dont le résultat se lit au nombre d’exploitations ruinées et de paysans désespérés ou pire. L’amour des vaches et de leur croupe fait parfois illusion.Lire la suite