La bataille d’Alep au cœur de la guerre mondiale de l’information

Désinformation, manipulation, intoxication, propagande. Ces mots se relaient avec la régularité de quilles en feu entre les mains d’un jongleur devant les yeux de quiconque tente de discerner la vérité du mensonge concernant les multiples témoignages du conflit syrien. Les commentaires générés par les derniers épisodes de la « bataille d’Alep » ont provoqué une véritable inflation de l’usage de ces mots, chaque camp se les renvoyant comme autant de bombes sémantiques à retardement.

Quelques voix dissonantes dans les médias subventionnés

Reconnaissons tout d’abord qu’un certain nombre de médias subventionnés se sont montrés relativement équilibrés dans le traitement des événements les plus récents. Ainsi, malgré un climat propice en France et aux États-Unis au dénigrement du régime syrien par les arguments les plus fallacieux, la nouvelle chaîne télévisée de France Info s’est fendue d’une chronique visant à dénoncer quelques-unes des manipulations les plus grotesques visant à discréditer les opérations menées par l’armée loyaliste à Alep :

La chaîne a également donné la parole au journaliste franco-libanais André Bercoff, qui s’est fait le relai de la critique de la principale source d’information des médias occidentaux dénigrant le régime syrien, à savoir, l’Observatoire Syrien des Droits de l’Homme, dont le siège ne se trouve non pas en Syrie, mais à Coventry, en Grande-Bretagne. Il a également fait mention du double standard établi par les médias français entre critique permanente du régime syrien et silence complice des bombardements perpétrés par le régime saoudien au Yémen.

La responsabilité des médias français dans le relai de la propagande djihadiste dénoncée

Sur LCI, Eric Denécé, directeur du Centre Français de Recherche sur le Renseignement a pour sa part dénoncé « une falsification de l’information qui est énorme » :

Il a à cette occasion suscité l’étonnement du journaliste professionnel Yves Calvi, se demandant s’il n’avait pas fait « une émission révisionniste ». Il a précisé que les propos du chercheur rejoignaient ceux de spécialistes invités la semaine précédente sur son plateau pour évoquer la situation d’Alep dans une longue émission. Eric Denécé a souligné la responsabilité des médias dans la construction idéologique des djihadistes en France et à l’étranger par la victimisation des rebelles et la diabolisation du régime syrien.

Eva Bartlett, la critique de l’OSDH et le procès en complotisme de la presse française

La critique de l’Observatoire Syrien des Droits de l’Homme établie par André Bercoff se faisait l’écho des affirmations de la journaliste canadienne Eva Bartlett concernant cette institution ainsi que la confiance aveugle que lui accordaient une écrasante majorité de médias occidentaux :

La vidéo captant les propos d’Eva Bartlett a été mise en ligne le 13 décembre par le site d’information russe Russia Today. Étant devenue virale sur le net, elle fait aussi tôt l’objet d’une contre-offensive médiatique d’envergure mondiale, dont la presse française s’est humblement fait l’écho.
Le 15 décembre au matin, les décodeurs du Monde publient un article intitulé fausses images et propagande de la bataille d’Alep. Avant même d’analyser le contenu de son discours, les auteurs s’en prennent aux sites ayant relayé l’information. Puis ils opposent à l’affirmation de Bartlett selon laquelle il n’y aurait pas de sources d’information professionnelles sur place l’exemple de Karam Al-Masri, collaborateur de l’AFP à Alep. Ses articles sont disponibles sur le site de l’Agence. Les décodeurs équilibrent cette critique des propos Bartlett par une partie dédiée au décryptage de la vidéo de l’enfant du clip libanais analysé par France Info (voir plus haut), avant de revenir sur une photographie exhibée par le représentant de la Syrie à l’ONU, expliquant qu’elle ne proviendrait pas de Syrie contrairement à ce que le représentant affirme, mais qu’elle aurait été prise en Irak. Les auteurs de l’article s’appuient sur un article de Buzzfeed sur la question.
Quelques heures plus tard, des journalistes des Inrocks prennent le relai, ne s’embarrassant pas des nuances et des précautions du Monde, affirmant non plus seulement que la vidéo a été reprise par des « sites conspirationnistes », mais que la vidéo elle-même serait « conspi ». Les journalistes des Inrocks donnent la parole à Marie Peltier, historienne et enseignante à Bruxelles, auteur d’une récente tribune dans le Monde intitulée sobrement : « La chute d’Alep, c’est la victoire de la propagande complotiste ». C’est par le biais de ses recherches sur les relations interculturelles au Moyen-Orient qu’elle a trouvé le filon de « la propagande complotiste » dans l’appréhension de la guerre de Syrie. Elle a consacré un livre à ce qu’elle nomme « la complotisation des esprits », paru cette année, intitulé L’ère du complotisme. Les places sont chères dans les laboratoires universitaires en sciences sociales et politiques, et les sujets porteurs autorisés sont peu nombreux… Dans l’article, l’expertise de Peltier précède celle de l’inénarrable Rudy Reichstadt qui, aussi perspicace qu’à son habitude, s’exclame :

« L’audience de cette vidéo trahit la défiance à l’égard des médias classiques »

Notons que certaines sources se présentant comme des médias critiques et alternatifs se sont fait l’écho de cette offensive, tel arrêts sur image.

La réponse d’Eva Bartlett à l’offensive médiatique.

Décrite dans les divers articles lui étant consacrés comme une collaboratrice régulière de Russia Today, Eva Bartlett décida de répondre par l’intermédiaire du site d’information russe :

Bartlett souligne que ceux qui s’insurgent aujourd’hui contre ses contributions à Russia Today concernant le régime syrien ne trouvaient rien à redire à la diffusion de ses chroniques de Gaza par le même média russe.

Alep : l’épineuse question de l’évacuation des civils et des combattants

Ces escarmouches médiatiques semblent bien dérisoires au regard du sujet sur lequel journalistes et spécialistes engagés dans la bataille des mots s’écharpent en grande partie : le sort des civils se trouvant sur les zones de contact entre partisans et opposants de Bachar el Assad dans les quartiers Est de la ville d’Alep. De nombreux civils ont témoigné directement de leur désarroi sur les réseaux sociaux. En témoigne le message vidéo envoyé depuis Alep par cet homme qui regrette l’obligation qui lui est faite de quitter Alep pour continuer à vivre. Ce témoignage a été relayé par le site d’information sur le Moyen-orient Middle East Eye :

Une série de témoignages ou d’adieux émanant de civils Aleppins ou d’étrangers se présentant tantôt comme humanitaires, tantôt comme journalistes indépendants, a fait florès sur internet.
Un journaliste états-unien se présentant sous le nom de Bilal Abdul Kareem a présenté ses adieux à ceux qui le suivent par écrans interposés, tout en posant aux côtés d’un rebelle arborant fièrement fusil mitrailleur et ceinture d’explosifs, censé représenter la détermination et la dignité de la résistance, prête à mourir si le régime ne respecte pas ses engagements quant à la promesse d’une libre évacuation des insurgés :

La position de Bilal Abdul Kareem vis-à-vis des rebelles est pour le moins… ambiguë. On peut le voir dans l’une de ses vidéos s’entretenir avec un « docteur en études islamiques » à propos d’une question lui semblant essentielle : « le jihad en Syrie est-il obligatoire pour tous les musulmans valides ? ». En novembre 2016, Bilal Abdul Kareem a reçu le prix Bayeux du correspondant de guerre attribué par un jury français.

Qui a brûlé les bus mis à disposition pour l’évacuation ?

D’autres journalistes amateurs plus nuancés, se sont prononcés avec moins d’enthousiasme pour le jihad que Bilal Abdul Kareem. Sur la question concrète de l’évacuation des civils, Hadi al Abdallah, relayé par Euronews, explique l’interruption temporaire du trafic des bus pourvus à cet effet par un désaccord entre Russes et milices chiites libano-iraniennes sur le sort réservé aux rebelles :

Si beaucoup ont remis en question l’indépendance d’Eva Bartlett en vertu de ses publications sur Russia Today, nul n’a trouvé à redire au relai des vidéos d’Hadi al Habdallah par une grande partie de la presse européenne et par le New York Times.
Selon Sud Ouest en collaboration avec l’AFP, ce n’est pas un, mais une vingtaine de bus qui auraient été incendiés. Des images ayant circulé sur internet donnent une version bien différente de celle fournie par Hadi al Habdallah. Ainsi, les paroles proférées par les attaquants des bus dans cette vidéo feraient état de menaces envers les populations chiites :

La traduction suivante a été donnée des propos des assaillants :

 « Dieu est grand… Dieu est grand… Les bus venus chercher les Rawafedh [chiites, NDT] ont été brûlés grâce à Dieu. Nous allons brûler tous ceux qui viendront transporter ces gens-là. Dieu est grand… Dieu est grand… Oh, Cochons, vous voulez transférer les chiites ? Avec la permission de Dieu il n’en sortira que des cadavres sans vie ».

Les deux premières victimes : les civils et la vérité

Bien que la Chine soit un allié diplomatique de premier plan pour la Russie, la chaîne gouvernementale CCTV  a quant à elle tenté de fournir un rapport de la situation moins partisan que ceux établis par les chaînes syriennes, russes ou en occidentales, faisant mention des raids aériens des forces pro gouvernementales tout en énonçant les versions des faits formulées par les différents belligérants :

Il est bon de rappeler qu’une guerre ne peut se résumer, ni dans un sens ni dans l’autre, à un combat binaire entre le bien et le mal. Les bombes russes ou syriennes ne font pas moins de « dommages collatéraux » que les bombes et les drones états-uniens ou israéliens. Si, sur un plan sémantique, la guerre est la première victime de la vérité, comme l’affirmait à bon droit le gouverneur de Californie aux positions isolationnistes Hiram Johnson, sur un plan humain, la première victime, c’est toujours la population civile. On estime que le conflit syrien a déjà  causé la mort de 312 000 à 470 000 être humains.
Galil Agar
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