Les « spécialistes » interrogés par France 2: « une analyse pas si neutre de l’actualité »…
Régulièrement sollicités par les médias de masse et les organes institutionnels qu’ils ménagent assez complaisamment dans leurs analyses, Gérald Bronner, Rudy Reichstatd et Pierre-André Taguieff ont pris la fâcheuse manie d’assimiler toute critique sociale et politique d’envergure à une ténébreuse « théorie du complot ».
En guise de commémoration des attentats survenus en France durant l’année 2015, la rédaction du magazine Envoyé Spécial de France 2 y a consacré une émission inédite. Nous avons eu la surprise d’y apparaître dans un reportage concernant « les adeptes du soupçon« . Comme nous allons le voir, le choix des « experts » interrogés (Gérald Bronner et Rudy Reichstadt) par les journalistes pour analyser les médias de réinformation jugés coupables de propager le soupçon n’a rien d’anodin. Pour reprendre une expression utilisée par le journaliste Paul Sanfourche à l’encontre du Cercle des Volontaires dans le reportage, nous allons voir qu’ils sont les vecteurs d’une « analyse pas si neutre de l’actualité ».
Libre aux journalistes d’interroger des « spécialistes » confortant leurs positions. Mais il aurait été souhaitable d’équilibrer ce point de vue en présentant celui d’un intellectuel critique envers la production de l’information subventionnée fournie par les médias de masse. C’est cette omission d’un nombre conséquent de points de vue dans beaucoup de domaines qui nourrit la légitimité de notre travail. Ce type de manquement à ses obligations déontologiques avait déjà valu voilà deux ans une mise en cause d’Envoyé Spécial par le CSA. C’est le quatrième reportage de l’émission qui nous donne rendez-vous sur la terre inconnue des « adeptes du soupçon ». Et pour reprendre une expression de ces journalistes concernant le travail du Cercle des Volontaires, les « spécialistes » qu’ils interrogent afin de les éclairer sur les us et coutumes de l’étrange tribu exotique des soupçonneux sont eux aussi les véhicules d’une « analyse pas si neutre de l’actualité ».
Pour Gérald Bronner, trop de démocratie tue la démocratie
Producteur d’un discours hostile au militantisme écologiste, à la critique du nucléaire et de l’industrie pharmaceutique, Gérald Bronner apparaît comme une figure médiatique de la dénonciation de toute critique sociale et politique comme « théorie du complot ».
Prenons Gérald Bronner par exemple, professeur de sociologie, directeur du « Laboratoire interdisciplinaire des Énergies de Demain » (LIED) et accessoirement, membre du conseil d’orientation scientifique d’Areva. Contrairement aux journalistes d’Envoyé spécial, le premier réflexe d’un « adepte du soupçon » serait de se demander si les liaisons de M. Bronner avec Areva n’auraient pas, à tout hasard, un rapport avec sa lutte acharnée, en tant que sociologue, contre « L’inquiétant principe de précaution » auquel il dédie un livre éponyme avec Etienne Gehin (PUF, 2010), ou contre les sceptiques qui ont la « crédulité » de se méfier du nucléaire, par exemple. Plus soupçonneux encore, un tel « adepte » irait peut-être jusqu’à se demander si la vision si singulière que M.Bronner donne de la démocratie dans d’autres ouvrages, ne serait pas la manifestation du « biais de confirmation » (pour reprendre l’un de ses concepts) par lequel il se donne les moyens de discréditer quiconque s’oppose au modèle idéologique d’ « expertise » dont il se fait l’apôtre.
Dans cet ouvrage, G. Bronner considère toutes les idées auxquelles il s’oppose comme des véhicules de « croyance » ou de « crédulité », comme si ses propres convictions découlaient d’une pure science objective. Plutôt pratique…
Ce qui inquiète M. Bronner dans le développement de « nouvelles conditions technologiques », ce n’est en aucun cas le profilage des populations auquel les attentats de 2015 ont donné de nouveaux prétextes d’extension dans notre pays par exemple, mais au contraire, l’éventualité que les populations exercent un droit de contrôle sur l’action de leurs dirigeants. Il y a dans cette volonté de contrôle, écrit-il dans La démocratie des crédules (PUF, 2013), quelque chose de dangereux pour la démocratie elle-même, quelque chose d’éminemment « populiste ». Les « crédules », dans cette logique, sont moins ceux qui évitent de se poser des questions, que ceux qui ont une fâcheuse tendance à trop s’en poser et à « mal » les poser.
Gérald Bronner, les médias et la politique : vraie « crédulité » ou fausse naïveté ?
Quel est donc ce déficit de méthode qu’il fustige ? Pour M. Bronner, les crédules sont ceux qui affirment: « j’ai le droit de savoir, j’ai le droit de dire, j’ai le droit de décider ». Ils sont victimes d’un « mal génétique » dont souffre la démocratie, et « qui ne peut se révéler que sous certaines conditions technologiques: un mal matriciel qui, tapi dans l’ombre de l’histoire, attendait pour surgir qu’une certaine révolution s’opère sur le marché cognitif » (p.219). Révolution amorcée avec l’avènement d’internet, qui va jusqu’à profaner, par le biais de Wikileaks par exemple, la notion de secret d’État (p.219). Dans cette logique, la révélation partielle d’un secret d’état produit l’effet pervers de briser une partie de la confiance du peuple dans les structures institutionnelles. Plus il en sait, moins il est apte à conférer sa créance à l’idée que le gouvernement œuvre pour son bien, et plus il veut en savoir.
Greg Muttit, l’homme qui a révélé les liens entre Tony Blair et BP concernant la guerre en Irak, grâce au Freedom of Information Act fustigé par M.Bronner
Fuel on the fire, l’ouvrage dans lequel G. Muttit fait ses révélations grâce au FOI, n’en déplaise à M. Bronner…
Ainsi M. Bronner se fait-il le porte-voix de Tony Blair, qui aurait déclaré au terme de son dernier mandat que sa plus grande erreur politique, loin des polémiques générées par son engagement dans la guerre en Irak, était d’avoir fait adopter en 2005 la loi sur la liberté de l’information (FOI, Freedom Of Information Act), parce qu’elle permettait de souligner tant de dysfonctionnements systémiques au Royaume-Uni, qu’elle contribuait à renforcer la méfiance envers le pouvoir à tous les échelons de la société (p. 194). Telle est la trame de ce « mal génétique » déploré par M. Bronner, qui oublie savamment de rappeler que c’est grâce au FOI que l’activiste Greg Muttit a réussi à prouver que Blair s’était concerté avant la guerre avec British Petroleum, Shell et British Gas concernant le butin potentiel des ressources naturelles de l’Irak. Une raison certaine pour Blair de regretter la mise en place de l’outil par lequel la corruption a été révélée (le FOI), plus que la corruption elle-même. On regrette rarement sa faute, on regrette plus souvent d’avoir été pris sur le fait. D’autant qu’avant cette révélation, Blair avait lui aussi tenté l’argument sophistique de la « théorie du complot » concernant le rapport entre la guerre et les intérêts gaziers et pétroliers.
Larry Lessig, brillant analyste ou dangereux complotiste populiste ?
Ironiquement, Bronner cite un article du juriste états-unien Larry Lessig datant de 2009 (Against transparency, The new Republic, 9 oct. 2009) pour confirmer son hypothèse selon laquelle le désir de transparence produit l’effet pervers d’éroder le lien social (p.194-195). À l’époque, Lessig était conseiller du nouveau président Obama, et pensait pouvoir changer les choses de l’intérieur:
« On pourra de façon plausible attribuer chaque acte d’un parlementaire à l’influence de l’argent […] Que signifie le fait de verser un don à un parlementaire ? Un don incite-t-il un élu à adopter telle ou telle position ? Ou bien est-ce la position qu’il a adoptée qui suscite le don ? « ,
Dans Republic Lost, Lessig énonce le contraire de l’hypothèse pour laquelle il est cité par Bronner dans La démocratie des crédules.
s’interrogeait alors Lessig, cité par Bronner. Depuis, Lessig, à qui nous consacrions un article le mois dernier, a répondu à cette question d’une manière qui invalide le discours de M. Bronner. Mauvaise pioche ! La fréquentation du pouvoir lui aura certainement ôté une partie de sa « crédulité », pour reprendre un terme chéri par le sociologue. Tant et si bien que Lessig publiait en 2011 Republic Lost, un ouvrage dans lequel il décrivait la manière dont les lobbys achètent le congrès aux États-Unis. Contre les candidats du sérail démocrate, il proposait sa candidature aux présidentielles le 6 septembre 2015, mais dut renoncer le 2 novembre, pour avoir été censuré par un parti qui n’a pas hésité à changer ses règles au dernier moment afin d’éviter que Lessig participe aux débats.
Si l’on prolonge l’hypothèse de M. Bronner, Lessig serait donc passé en quelques années du rang d’analyste clairvoyant digne d’être cité positivement dans son ouvrage, à celui de « crédule » ou de « croyant », d’individu confirmant « sa théorie en trouvant des liens, même ténus, qui permettront d’alimenter sa suspicion » concernant « telle décision d’un homme politique favorable à telle industrie » (p.195), propageant à son tour « la vieille idée populiste de la corruption généralisée des politiques » (p.194). Car c’est bien par la désignation des « crédules » et des « croyants », en effectuant un glissement sémantique permanent d’un terme à l’autre, que M. Bronner envisage de disqualifier quiconque formulerait un point de vue divergeant de sa conception de la réalité. Comme si ses convictions étaient le fruit d’une science pure dénuée de croyance à leur fondement.
Du 11 Septembre aux licornes, une stratégie peu éthique de disqualification par l’absurde…
G.Bronner, pourtant si friand d’expertises en tout genre face aux doutes des populations, n’aborde jamais la question des arguments émis par l’association des architectes et ingénieurs pour la vérité sur le 11 septembre dans son approche condescendante des questionnements générés par ces évènements.
L’équipe de rédaction de l’association française ReOpen911 a fait les frais de cette technique de disqualification. Dès les premières pages de La démocratie des crédules, M. Bronner relate un échange avec l’un des animateurs du site. Dans cette narration de cet échange, il n’hésite pas à glisser en moins de trois pages de la critique de la remise en question de la version officielle des évènements du 11 septembre à l’évocation de la croyance dans l’existence des licornes… C’est oublier (ou feindre d’ignorer) un peu vite qu’une association regroupant 2200 architectes et ingénieurs remet en question les explications techniques de la version officielle. Or, il n’existe à notre connaissance aucun groupe de biologistes certifiant de l’existence des licornes. Bien que l’on puisse répondre avec un brin d’humour à Bronner sur ce point que les pyrosomes et les saola soient respectivement nommés licornes des mers et licornes d’Asie. Comme le rappelait l’épistémologue Gaston Bachelard, dont M. Bronner ne semble pas goûter les subtilités, science et poésie se rencontrent plus souvent qu’on ne l’imagine sur les sentiers de la connaissance. Les sages qui nous ont précédé, pétris de cette « croyance » pour laquelle il semble avoir tant de mépris, l’avaient pourtant saisi en lisant leur histoire et en calculant les longueurs de l’histoire et du temps dans les astres.
Mais redescendons sur terre, et observons la réponse faite à M. Bronner par ReOpen911 :
» M. Bronner vit dans un monde finalement relativement simple : si vous doutez de la thèse officielle, alors vous êtes un « croyant », et si vous avez une compétence particulière, alors vous instrumentalisez votre discipline à des fins « idéologiques ». On imagine sans peine que pour lui, les ingénieurs en génie civil de cette liste et ces experts du contre-terrorisme qui remettent en question la thèse officielle doivent être bien dogmatiques (…) Suite au passage de M. Bronner dans une émission de France Culture en septembre 2011, un de nos sympathisants avait noté à ce propos : « Invitons plutôt un sociologue confortablement assis et tentons une petite conversation appliquée sur le concept buté de la croyance irraisonnée. Sachons interroger de façon concise les fictions plutôt que les faits. Conversons sur la fantaisie populaire de toute époque et sur les rumeurs de toutes sortes colportées aujourd’hui via internet. N’analysons rien des incohérences scientifiques véhiculées par le NIST ou par la Commission d’enquête directement supervisée par l’ancien conseiller à la Sécurité Nationale auprès de Condoleezza Rice, M. Philip Zelikow. » ».
Philosophiquement, il est regrettable que M. Bronner ait ignoré les acquis des réflexions sur la croyance amorcées par William James, John Dewey, Bertrand Russell, Ludwig Wittgenstein, Bernard Williams ou encore Jacques Bouveresse, auxquelles il n’apporte malheureusement rien. Les prendre en considération lui aurait peut-être évité une somme considérable de clichés sur la nature de la certitude, de la « crédulité », de la réalité et de la vérité dans leur rapport à la science. Mais cela l’aurait certainement privé de l’attrait qu’éprouvent pour les explications simplistes les médias de masse et la presse subventionnée, qui se montrent particulièrement friands de ses interventions.
Envoyé Spécial, artisan de la « théorie du complot » selon Bronner ?
Il est assez piquant de constater qu’il fustige dans La démocratie des crédules une émission d’Envoyé Spécial, à cause de la partialité supposée de l’un de ses reportages (sur la vague de suicides chez France Telecom — diffusion en septembre 2010) (p.159). En participant à ce genre d’émissions, ne collabore-t-il pas à l’accumulation d’approximations et de contrevérités qu’il entend dénoncer dans son livre, et qu’il déplore exclusivement lorsqu’elles s’attaquent à des sujets qui lui sont chers (l’importance de la confiance des citoyens envers leurs dirigeants pour la solidité du lien social, la défense des techniques libérales de management contre le monopole de leurs détracteurs…) ?
On peut s’amuser du fait qu’Envoyé spécial, qui va chercher une légitimation intellectuelle dans la parole de Gerald Bronner, figure sur sa liste noire des « crédules » de « la société de l’information » aux côtés de ReOpen911. Et de fait, Envoyé spécial correspond bien à la définition donnée par M. Bronner des adeptes de « la théorie du complot », lorsque l’un de ses reportages explique comment le FBI fabrique des faux terroristes de toute pièce sur le territoire des États-Unis, par exemple. Bienvenue au club !
Bronner oscille donc entre le rôle de policier de la pensée chargé de donner aux médias les limites au-delà desquelles ils sont susceptibles de se faire qualifier de complotistes, et pourvoyeur d’arguments biaisés lorsque les mêmes médias cherchent à légitimer leur autocensure concernant les sujets les plus sensibles. Comme le suggère l’article de l’équipe rédactionnelle de ReOpen911 :
« Gérald Bronner est un universitaire régulièrement sollicité par les journalistes et dont le rôle consiste avant tout à les rassurer dans leurs préjugés, dans leurs croyances, de les conforter dans l’idée que le sujet ne mérite pas d’être étudié, analysé et qu’ils n’ont donc pas failli à leur devoir« .
De Rudy Reichstatdt à Pierre-André Taguieff, les « experts » mandatés par BHL et par le CRIF…
Rudy Reichstadt (à droite) et son maître à penser Pierre-André Taguieff ont notamment participé ensemble à un séminaire organisé par la revue de BHL la Règle du jeu le 16 juin 2013
Dans ce rôle, il fut précédé par Pierre-André Taguieff, référence majeure de Rudy Reichstadt, autre « spécialiste » appelé à la rescousse par les journalistes d’Envoyé Spécial. Il n’est guère utile de s’épancher plus que de raison sur le cas Reichstadt, dont le champ conceptuel est assez faible. Contentons-nous d’orienter nos lecteurs vers l’excellent Rudy Riechstadt Watch d’Alter Info, vers l’article que lui consacre l’observatoire du néo-conservatisme ou vers son truculent profil sur le site de BHL, La règle du jeu. Mieux vaut s’intéresser au pape des « sociologues du complot », plutôt qu’à ses saints, j’ai donc nommé Pierre-André Taguieff.
Militant actif du MRAP, de la LICRA et de la ligue des droits de l’homme dès les années 1970, il publie à la fin des années 80 un ouvrage de référence, non dénué d’intérêt, sur les impasses de l’antiracisme et leur rapport à la doxa communautariste et multiculturaliste : La force du préjugé ( La Découverte, 1988). Dès lors, il ne cache pas cultiver ce qu’il appelle sa « schizophrénie ». Auteur « d’une pléiade d’articles mi-savants mi-militants » selon ses propres termes, M. Taguieff correspond trait pour trait à la définition péjorative du militant « croyant » (archétype du complotiste en devenir), déviant de l’idéal de neutralité axiologique formulé par Max Weber qui définit des fondements pour l’objectivité scientifique en sciences sociales (et dont Taguieff se réclame…), à mesure qu’il se laisse dériver par les courants houleux de son « biais de confirmation », pour reprendre la terminologie de Bronner.
Pierre-André Taguieff, idéologue universitaire du chantage à l’antisémitisme, mandaté par le CRIF. Une analyse « pas si neutre de l’actualité » …
En 1989, un an après la publication de La force du préjugé, Jean-Christophe Cambadélis (encore lui…), alors député du XIX° arrondissement de Paris ayant fraîchement bouté l’élu PS Alain Billon avec l’appui de l’Elysée, s’inspire de ses concepts pour fonder son « manifeste contre le national-populisme« . A la même époque, Taguieff devient président de « l’Observatoire de l’antisémitisme » de SOS Racisme, avant d’intégrer la Commission nationale consultative des droits de l’homme (1991), puis d’intégrer la Fondation du 2-mars présidée par Elisabeth Lévy (1999), et de la présider à son tour de 2001 à 2003. Durant les années 2000, il devient conseiller du CRIF, pour le compte duquel il rédige de nombreuses tribunes, avant de reprendre la revue le meilleur des mondes, ayant pris un tournant ouvertement « néo conservateur ». A cette même époque, il s’investit dans l’animation de Dreuz info, site d’information explicitement « américain francophone, chrétien néo-conservateur et pro-israélien ». Pour une analyse « neutre de l’actualité », on repassera… On s’étonne de ne pas entendre parler de ce site dans le reportage d’Envoyé Spécial consacré aux « adeptes du soupçons ».
De l’antiracisme PS au néo-conservatisme sioniste-atlantiste: « une analyse pas si neutre de la réalité ».
A cette même époque, il s’engage au sein du Cercle de l’oratoire, aux cotés de Raphaël et André Glucksmann, Pascal Bruckner, Frédéric Encel et Bernard Kouchner. C’est la grande époque du noyautage des milieux médiatiques et intellectuels par les réseaux sionistes néo-conservateurs en France, et le Cercle de l’Oratoire est à la croisée des chemins empruntés par leurs protagonistes, comme le montre ce visuel de l’Observatoire du néo-conservatisme.
Du CRIF au Parti Socialiste en passant par le MRAP et la LICRA, la carrière de P.A. Taguieff s’est forgée au gré d’une vision pour le moins singulière de l’objectivité scientifique
Après avoir vulgarisé le concept de « national-populisme » dans l’intention de relancer le débat sur la nature du FN à la fin des années 1980, Taguieff publie au cours des années 2000 une série d’ouvrages sur La nouvelle judéophobie (Mille et une nuits, 2002) et La nouvelle propagande anti-juive (PUF, 2010). C’est également la grande époque des essais sur les « théories du complot », de La foire aux illuminés (Mille et une nuits, 2005) à L’imaginaire du complot mondial (Mille et une nuits, 2007). Toujours à l’avant-garde de la conception de l’arsenal sémantique nécessaire aux assauts idéologiques des réseaux de la domination politique, ce linguiste de formation, qui a débuté dans les rangs de l’Internationale Situationniste, accompagne désormais le mouvement de « dédiabolisation » du FN assumé par le CRIF (Du diable en politique, CNRS, 2014), et de récupération flagrante de la rhétorique « nationaliste » du FN par le Parti Socialiste (prétention d’un passage du « nationalisme ethnique » au « nationalisme civique ») qui l’avait jusqu’alors si souvent assimilée à du « fascisme » (La revanche du nationalisme, PUF, 2015).
Les « théories » de Taguieff, postes avancés de la Novlangue politico-médiatique
Les schémas argumentatifs de Taguieff et Bronner, bien différents l’un de l’autre, mais tous deux taillés sur mesure pour les guerres éclairs de la communication, leur donnent un poids politique conséquent qui leur offre une visibilité de premier plan non seulement dans les médias, mais aussi dans le milieu universitaire. Les ouvrages de Taguieff sont devenus des classiques des programmes de licence en sociologie et en sciences politiques, et on s’étonne de la surprise de Jean-Claude Michéa (qui pour sa part a toujours refusé d’enseigner à l’université), quand il déclare à propos de L’illusion populiste (Berg International, 2002) dans Impasse Adam Smith (Flammarion, 2006, p.82) :
« Même Pierre-André Taguieff esprit pourtant si lucide, a du mal à se défaire tout à fait de la glu habilement répandue par les politologues de l’ordre établi.« .
Là où Michéa sous-entend qu’il lui fait face, d’autres se sont demandé si Taguieff n’était pas à l’avant-poste de cet « ordre établi ». De la disqualification par l’accusation de « national-populisme » à celle par l’anathème de « judéophobe », en passant par sa récente entreprise de « dédiabolisation » d’un FN pour lequel il avait lui-même fourni les armes de manipulation au PS dans les années 1980-90, Taguieff semble être toujours à l’avant-garde de la Novlangue politico-médiatique.
Vincent Geisser a répondu aux arguments de La nouvelle judéophobie par La nouvelle islamophobie (La découverte, 2002), et Ivan Segré a vu en Taguieff un artisan de La réaction philosémite (Lignes, 2009), tandis qu’Eric Hazan et Alain Badiou avaient distingué en lui un des individus s’ingéniant à propager l’idée de L’antisémitisme partout aujourd’hui en France (La Fabrique, 2001).
L’ombre d’un doute: critique sociale et critique des médias = antisémitisme
Près de 15 ans après sa mort, le sociologue Pierre Bourdieu demeure l’une des cibles de prédilection des chasseurs autoproclamés de « complotistes » et d’ « antisémites » en France
La disqualification par l’accusation d’antisémitisme, Taguieff en a fait une spécialité. Les sociologues Patrick Champagne et Henri Maler rapportent une anecdote assez édifiante à ce sujet, dans un article intitulé « Usages médiatiques d’une critique « savante » de la « théorie du complot« » (Revue Agone, 24/01/12). Ils relatent un entretien entre Alain Finkielkraut et le linguiste sioniste Jean-Claude Milner datant du 13 janvier 2007, dans l’émission « répliques » de France culture. Milner fit à cette occasion la déclaration suivante sur l’ouvrage de Pierre Bourdieu Les héritiers, les étudiants et la culture (Avec Jean-Claude Passeron, Editions de Miniuit, 1964) : « J’ai ma thèse sur ce que veut dire “ héritiers” chez Bourdieu : les héritiers, c’est les Juifs ! (…) Je crois que c’est un livre antisémite« …
Champagne et Maler relatent ensuite un second entretien, toujours sur France Culture, entre Raphaël Enthoven et Pierre-André Taguieff, datant du 18 décembre 2009. Enthoven y revint sur les propos de Milner en demandant aà Taguieff :
« Vous iriez jusqu’à dire, comme Jean-Claude Milner sur les ondes de France Culture que Les Héritiers de Bourdieu c’est un livre sur les juifs ? ». Et Taguieff de répondre : « Non ça je… on peut soutenir cette thèse, mais ce n’est pas la mienne. Non moi je vois simplement la sociologie de Bourdieu comme une sociologie s’intéressant aux stratégies liées à des réseaux qui complotent. Je pense que le modèle, le paradigme de la pensée de Bourdieu est un modèle conspirationniste. »
Champagne et Maler donnèrent l’analyse suivante de cette déclaration:
« En soutenant qu’il s’agit d’une « thèse » qui « peut se soutenir » Taguieff entretient donc le doute – un doute qui lui fournit l’occasion de réaffirmer « simplement » que la sociologie de Bourdieu repose sur « un paradigme » : façon pseudo-savante de désigner un modèle sous-jacent, complotiste évidemment (…) Ainsi, les critiques englobantes de la « théorie du complot » ne se bornent pas à débusquer des interprétations abusives ou délirantes : ils les amalgament et leur amalgament tout ce qui, de près ou de loin, mais surtout de loin, leur déplaît« .
On voit par quels ressorts Taguieff entretient le doute sur l’antisémitisme présumé de Bourdieu. Dans une tribune intitulée « Après Bourdieu, à qui le tour ? » (8 février 2007), le philosophe Jacques Bouveresse répliqua aux propos de Milner de la manière suivante, qui , a posteriori, pourrait tout aussi bien s’appliquer à Taguieff :
« Ce n’est pas un hasard si ces propos visent un sociologue, et, qui plus est, un sociologue critique. Il serait piquant si le sujet prêtait à rire de rappeler que la sociologie dès ses origines, parce que son père fondateur, Durkheim, était fils de rabbin, fut traitée de «science juive». Sociologue antisémite, science juive, ces anathèmes ne révèlent qu’une chose : les sciences sociales, dès lors qu’elles dévoilent la réalité des mécanismes sociaux, sont dérangeantes.
Au-delà, l’usage de cette injure, qui atteint également la personne de Jean-Claude Passeron, coauteur des Héritiers, est le symptôme de la vacuité du débat intellectuel et politique. Faute d’arguments, on injurie. Mais, à force de manier l’injure n’importe comment, ce sont les actes et les paroles réellement antisémites ou racistes que l’on banalise.«
Lors de leur prochaine « investigation » sur un sujet semblable, nous ne saurons que trop conseiller aux journalistes d’Envoyé Spécial d’interroger des intellectuels de la stature de Jacques Bouveresse, Patrick Champagne et Henri Maler, afin d’équilibrer les analyses de Gerald Bronner, ou de Rudy Reichstadt ou de quelque autre disciple de Pierre-André Taguieff. Voilà qui pourrait à leur tour leur éviter d’être soupçonnés (notamment par le CSA) de fournir « une analyse pas si neutre de l’actualité ».
Galil Agar
_______________________________________________________________________
Pour aller plus loin:
Sur la critique autorisée des médias et sur celle qui ne l’est pas: « Quand les médias dominants consacrent la « bonne » critique des médias« , sur acrimed.org
Deux articles de l’observatoire critique des médias concernant les propos tenus sur Bourdieu, sur acrimed.org:
. » Nouvelle insanité contre Bourdieu: Finkielkraut propose d’en débattre sur France Culture »
. » Droits de répondre et droit de répandre: Jean-Claude Milner, Alain Finkielkraut et compagnie «
Une critique sévère de La démocratie des crédules, sur Slate.fr
Une critique positive de La démocratie des crédules, sur Contrepoints.org
Une critique positive de La foire aux illuminés, de Pierre-André Taguieff sur Contrepoints.org
Les arguments avancés par les architectes et ingénieurs pour la vérité sur le 11 septembre sur ae911truth.org
Cet article Gérald Bronner, Rudy Reichstadt et Pierre-André Taguieff: les experts du chantage à la « théorie du complot » est apparu en premier sur Cercle des Volontaires.