Appels sans suite (2), par Frédéric Lordon

Source : Le Monde diplomatique, Frédéric Lordon, 17-10-2018
Barn Swallow (Hirondelle rustique)cc Allan Hack.
Le posturalisme et l’inconséquence ne sont pas des plaies d’époque qu’en matière de climat (voir « Appels sans suite (1) »). Sans grande surprise, la dramatique question migratoire en a sa part. Et même plus que sa part. Car le drame du drame, c’est que le drame est devenu une parfaite matière pour chaisières de l’humanisme sans suite, par-là même assurée du soutien des médias, et sous les mêmes conditions (que pour le climat) de ne se lier à rien de fondamental. Cause séparée, certitude de la supériorité morale, occasion lyrique, absence de conséquences politiques à tirer autres que déclamatoires : tout concourt à en faire la parfaite vache à lait symbolique – mis à part pour ceux et celles qui sont pour de bon dans la boue ou dans la neige au côté des migrants à Calais, à Grande Synthe ou à la Roya.
Cependant le « Manifeste pour l’accueil des migrants » publié simultanément par Mediapart, Regards et Politis (1) semble vouloir faire un pas au-delà de la pensée Miss France (pardon, Monde) qui jusqu’ici gouvernait l’exercice. Il faut dire qu’on a été beaucoup bassiné par le devoir d’accueillir l’Autre ou l’enrichissement par les différences, et qu’en matière de sermons édifiants on entrait clairement dans la zone des rendements décroissants. Le « Manifeste », après nous avoir infligé tout de même une dose supplémentaire de « vivre ensemble », de « partage »,et de serments de « ne pas courber la tête » (devant l’extrême-droite – résistance) nous explique cette fois qu’il faut moins regarder du côté des migrants pour avoir le fin mot de la précarisation salariale que du côté des structures économiques — c’est du moins ainsi qu’on comprend des expressions comme « frénésie de la financiarisation » et « ronde incessante des marchandises ». Et le progrès est réel. Car c’est bien de ça qu’il s’agit en effet.
Mais progrès jusqu’où au juste ? Car, en bonne logique, les conséquences devraient s’enchaîner à partir des prémisses, puis des conclusions intermédiaires. Si, par exemple, l’une des causes du malheur salarial est à trouver du côté de la « frénésie de la financiarisation », il s’ensuit qu’on doit la rendre moins frénétique. Mais défrénétiser la finance suppose d’en restreindre (considérablement) les mouvements, voire d’en interdire certains. Le nom usuellement attribué à ses restrictions est « contrôle des capitaux ». Mais voilà, l’Union européenne a gravé dans ses traités (art. 63) qu’il n’en serait pas question. Ici, on serait tenté de conclure qu’il va donc falloir rompre avec cette Europe. Mais allez expliquer une chose pareille à Roger Martelli — l’un des initiateurs du Manifeste pour Regards. Pour qui la ligne est droite depuis toute idée d’une telle rupture jusqu’aux époques les plus sombres de notre histoire. Et qui nous conseillera sans doute la patience humaniste d’une « autre Europe ». Comme Varoufakis qui, pour avoir la paix un moment, avait taillé large en se donnant dix ans : DiEM25, lancé en 2015, c’était l’autre Europe, celle-là démocratique, sociale, écologique et humaniste, tout qui va bien. À dix ans. Mine de rien tout de même, déjà trois de passés, c’est fou comme ça file. Au moment du lancement, on avait parié qu’à ce compte-là, en 2025, nous serions toujours les deux pieds dans le même sabot, avec juste dix années supplémentaires de perdues (2) — le pari tient toujours. Entre temps, il n’est pas certain que les migrants suspendent leurs mouvements, ni que les salariés voient leur situation s’améliorer, ni donc que le débat empoisonné connaisse la première accalmie. À la vitesse où surgissent sur la carte les extrêmes droites au pouvoir, on va se faire vieux d’ici 2025.Lire la suite

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