« Ce qu’il reste de la folie », poésie et psychiatrie dans la banlieue de Dakar, par Joris Lachaise

Voici comment Jean-Pierre Krief, producteur du documentaire Ce qu’il reste de la folie, évoque le film de Joris Lachaise :

Il y a Khady,
une femme dont les écrits
et les images qu’elle tourne
ne parviennent pas à sauver du tourment.
Elle qui aimerait tant parvenir à nommer
ce mal qui tournoie dans son esprit.
Il y a tous les autres, des fous croit-on,
chez qui le vertige côtoie si fortement la lucidité
qu’on se demande quel lien obscur relie ces deux états.
Il y a cet hôpital. Thiaroye,
en lisière de Dakar.
Un lieu où la psychiatrie en Afrique s’est écartée
du chemin tracé par la colonisation.
Et il y a la folie qui nous parle,
qu’on écoute attentivement,
qui nous bouleverse, non par compassion
mais parce qu’elle emporte toutes nos certitudes.
Monologues ultimes des âmes blessées
qui ne s’embarrassent d’aucun calcul
et qui s’adressent aux confins de nous-mêmes,
là où le déséquilibre intérieur n’est pas un risque
mais une vérité sourde, enfouie.
Prête à surgir.

Une image vaut mille mots, dit-on. Voici donc sans plus attendre un extrait percutant de ce documentaire abordant une somme de sujets complexes avec un sens de la poésie hors du commun.

Le film trouve son origine dans la rencontre entre le réalisateur français Joris Lachaise et la romancière et cinéaste sénégalaise Khady Sylla. Joris Lachaise évoque également l’influence du film de Jean Rouch, Les Maîtres fous, 1955 :

En même temps qu’une manière inouïe de comprendre le rapport de l’Afrique aux formes imposées par la société coloniale, je découvrais une autre façon d’envisager le cinéma. Ironie du sort, quelques années plus tard, une maladie contractée en Mauritanie m’a valu d’être soigné par Rouch avec des herbes traditionnelles. Mais plus récemment, tandis que je filmais à Bamako au moment de la célébration du cinquantenaire de l’indépendance, je voyais dans ma rue les allers et venues de patients sous neuroleptiques. Ils revenaient d’un dispensaire pour malades mentaux.  Je me suis alors interrogé sur la façon dont l’institution psychiatrique occidentale avait dû imposer sa grille de lecture en Afrique. Comment avait-elle évolué avec la transformation des sociétés africaines après les indépendances et sous l’influence de la mondialisation ? Si un film comme Les Maîtres fous avait l’ambition de montrer comment la transe des haoukas pouvait être un moyen clandestin d’échapper à la folie de la société industrielle, il laissait néanmoins ouverte la question de savoir comment, officiellement, la société coloniale en question traitait ce qu’elle devait elle-même qualifier de « folie ».

Le destin de Khady Sylla fut également lié à celui de Jean Rouch, puisque c’est lui qui la forma à la réalisation. Au travers du regard de cette femme sur la maladie mentale et l’histoire récente du Sénégal, Joris Lachaise construit 3 années durant, de 2011 à 2014, cette œuvre exceptionnelle. Il s’immisce pas à pas dans la vie et l’esprit des résidents de l’hôpital psychiatrique de Thiaroye, en banlieue de Dakar, avec une pudeur et une force indicibles. Écoutons Joris Lachaise évoquer lui-même cette expérience.

Khady Sylla est décédée le 8 octobre 2013. Elle avait 50 ans. Elle est l’auteur de plusieurs courts et longs-métrages, dont Colobane Express (2006) et Une fenêtre ouverte, pour lequel elle a reçu le premier prix du Festival International du Documentaire de Marseille (FID) en 2005.
Un hommage à Khady Sylla :

Elle est également l’auteur de deux romans publiés chez l’Harmattan : Le jeu de la Mer, 1992 et La tourmente, 2011.
Le plus bel hommage à lui rendre consiste certainement à conclure cet article en invitant le lecteur curieux à la découverte de son œuvre. Voici donc un extrait du Jeu de la Mer :

L’astre, cercle incandescent, chut dans l’océan. Le dernier or irradia la cour carrée.
La lumière régnait. Elle réunissait ses flammes et célébrait son ultime, crépusculaire aura. Les aiguilles sombres des filaos les feuilles délavées des eucalyptus s’arrêtèrent et la saisirent. Les fleurs des bougainvillées, calices grands ouverts, étamines tendues à se rompre, vivaient leurs orange, roses et rouges les plus vivaces. La clarté, maîtresse de son domaine, traversait la matière devenue translucide et la délivrait de son secret. Tout lui appartenait, se mettait à lui ressembler à participer à sa noblesse.
La maison, saisie d’irréalité, prit l’allure factice d’un décor éclairé par les projecteurs invisibles. L’averse jaune adoucissait les angles abrupts de la bâtisse, l’ampleur des piliers le long de la véranda. Les vagues venaient mourir au pied du mur, sur la grève. La mer léchait le bois vermoulu de la porte, se glissait dans ses interstices, faisait quelques pas se retirait. Elle laissait derrière elle, frémir et expirer, une fine langue d’écume sur le gravier blanc. À marée haute, elle s’aventurait plus loin. Elle recouvrait les margelles de l’allée, se mêlait au sable.
« Un jour dit Rama d’une voix haute et claire, les vagues auront dispersé la porte, le mur. Elles envahiront la cour et viendront gronder leur triomphe à l’intérieur de nos chambres. »

 
Galil Agar
Pour aller plus loin :
Liste des salles de cinéma diffusant Ce qu’il reste de la folie.
Entretien de Khady Sylla avec Modibo S. Keïta paru dans la revue Amina en Juillet 1999 : « Je suis une enfant de l’époque de Senghor ».
Entretien de Joris Lachaise avec Hyacinthe Pavlidès pour le FID en 2014.
Sur 10 films de Jean Rouch. Une présentation de l’œuvre de Jean Rouch par Xavier Jamet, pour DVDClassik, 28 février 2005.
Extrait de Saddam Hussein, histoire d’un procès annoncé, 2006, réalisé par Jean-Pierre Krief, producteur de Ce qu’il reste de la folie.
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