Les Gilets Jaunes, un an après – Par Eric Juillot

Le 17 novembre 2018, l’irruption des gilets jaunes dans la vie publique de la France constitua un événement de première importance voué à marquer son époque.
Un moment politique
Le mouvement des gilets jaunes fit connaître à notre pays durant quelques mois un authentique moment politique, comme il n’en avait pas connu depuis un demi-siècle. Il faut en effet remonter aux événements de mai-68 pour observer dans notre histoire récente une effervescence politique comparable par son ampleur et sa portée, tout en gardant à l’esprit que les ressorts de la mobilisation populaire de l’année dernière n’ont rien avoir avec ceux des soixante-huitards, quand ils ne s’y opposent pas frontalement. Le fonds culturel de mai-68 — par-delà la dimension socio-économique de la révolte qui était seconde — était individualiste et hédoniste. Le mouvement des gilets-jaunes était, à l’inverse, puissamment collectif et tourné vers toute autre chose que l’espoir de permettre à chacun de s’épanouir dans la sphère privée contre le conservatisme d’une certaine morale bourgeoise.
Il n’a jamais été question du peuple en mai-68, quand ce mot était sur toutes les lèvres des manifestants l’année dernière. Car c’est en effet le peuple incarné, le plus puissant des acteurs collectifs donnant à la démocratie sa substance, qui s’est soulevé avec les gilets-jaunes. La foule ordinaire des individus consommateurs, la société atomisée par le marché, la population fracturée par les différences de classe ou d’origine ont été en un instant subverties, balayées par la redécouverte soudaine et prodigieusement vivifiante de l’essence politique qui rend possible l’existence du corps social, du ciment civique – et non pas « citoyen » – qui lie puissamment tous ses membres, même lorsque ceux-ci se querellent. Le Peuple, donc, auquel Michelet pouvait consacrer un livre entier en plein XIXe siècle, mais dont il était bon ton depuis quelques décennies de se gausser, sinon de nier l’existence. Le peuple, surtout, dans son sens total, plein et entier : pas le peuple sociologique des prolétaires exploités, ni le peuple électoral voué à faire sagement un choix tous les cinq ans à l’intérieur du petit monde résiduel où l’idéologie néolibérale confine le politique. Le peuple total, c’est-à-dire le peuple politique, l’ensemble des citoyens, soulevé soudain par un impérieux besoin d’agir décisivement en imprimant au cours des choses leur marque profonde, profonde, car légitime.
Oui, les Gilets jaunes, quelques mois durant, ont été le peuple ! [1]. Ils l’ont été par le pouvoir d’incarnation que leur conféraient leur nombre, leur qualité de citoyens ordinaires, la diversité de leurs origines sociales, leur renouvellement constant, leur engagement collectif dans une action de haute politique, et en raison du soutien massif, attesté par des dizaines de sondages, du reste du pays. Et l’invincible légitimité qui découlait de cette incarnation a effrayé le pouvoir en place, au moins autant que la colère et la violence qui animaient une partie des manifestants. La perspective de voir s’écrouler tout à coup un régime de domination idéologique vieux de presque quatre décennies a littéralement sidéré les dirigeants du pays, comme si le sol s’était brusquement ouvert sous leurs pieds. Il lui a fallu admettre l’impensable : l’inexorable dépolitisation des esprits accomplie méthodiquement au fil des ans par le néolibéralisme triomphant n’était pas parvenue à éradiquer la possibilité d’un surgissement du peuple comme force politique brut dans l’espace public. Pire, elle avait même fini par le provoquer. Il avait fallu, pour cela, un élément structurel : arrivée au stade ultime de son déploiement et victime de ses contradictions, l’idéologie néolibérale devait désormais attaquer, plus fortement encore qu’elle n’avait osé le faire jusque-là, la république sociale dans son ensemble (système des retraites et niveau des pensions, code du travail, aides au logement, allocations familiales, traitement social du chômage…) ; il en allait de son triomphe tout autant que — paradoxalement — de sa survie — la politique économique unique et inepte appliquée avec constance depuis le début des années 1980 entraînant une baisse tendancielle de la croissance, un chômage de masse, et une augmentation du coût de la protection sociale au financement de plus en plus problématique. Au plan conjoncturel, ce sont les qualités propres au nouveau président, missionné pour liquider avec le sourire les ultimes vestiges du passé, qui ont permis à la crise d’éclater. Il n’a pas fallu plus de quelques mois pour que tout le monde constate que sa conduite à la tête de l’État procédait d’un mélange d’amateurisme, d’impudence et de dogmatisme au fort pouvoir détonnant. Il fallait vraiment être persuadé de la victoire définitive du néolibéralisme, de son incrustation au cœur des esprits les plus récalcitrants pour s’autoriser autant de légèreté et d’inconséquence. La prise de conscience survint lorsqu’il était trop tard, après que le peuple ulcéré fut entré en ébullition.Lire la suite

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