Le général Lecointre et le lourd silence autour du génocide au Rwanda

Les mots prononcés par Christophe Castaner semblaient un peu sur-joués et sonner faux en ce mercredi matin lors de l’annonce de la nomination au poste de chef d’État-Major des armées (1) du général François Lecointre, « chéros », pour reprendre l’expression répétée cinq fois en dix secondes (à ré-écouter ici) par le porte-parole du gouvernement.
Fallait-il en faire beaucoup pour clore le débat autour du départ du général Pierre de Villiers, très apprécié de ses troupes, et mettre fin à la déplorable séquence d’autoritarisme de notre petit chef des armées jupitérien (2) ? Ou bien fallait-il en faire beaucoup pour éviter que l’on ne fouillât trop dans les autres pages du curriculum vitae de notre nouveau CEMA ?
C’est à cette question qu’a tenté de répondre L’Humanité, qui soulève le voile délicatement posé sur la politique française de ces dernières décennies en Afrique, et tout particulièrement au Rwanda.

Les révélations de L’Humanité

L’article paru ce vendredi 21 juillet dans L’Humanité est assez bref mais révèle des informations troublantes. Il s’agit en fait d’un interview de Jacques Morel, présenté assez succinctement comme « spécialiste de la politique française en Afrique ». On peut y lire, de la bouche de ce dernier :

« Dans une lettre rédigée dans l’Ancre d’or datée du 18 juillet, le capitaine (NDLR, le capitaine Lecointre) évoque les sauvetages d’enfants tutsis cachés chez des Hutus. Il y décrit des opérations de sauvetage qui se déroulaient la nuit, sans lampe, pour ne pas être repérés par les miliciens, qui, dit-il, « poursuivent leurs patrouilles de nuit ». Preuve que les Français ont laissé les miliciens opérer librement dans la zone « humanitaire sûre » décrétée par l’Hexagone début juillet. Cette zone humanitaire était sûre pour les miliciens, car ils pouvaient continuer à opérer sans être attaqués par le Front patriotique rwandais (FPR). De fait, le nouveau chef d’état-major défendait les auteurs du génocide rwandais. »

Plus loin, ce même Jacques Morel rajoute :

« D’ailleurs, l’actuel sous-chef d’état-major « opérations », Grégoire de Saint-Quentin, était l’un des premiers sur les lieux du crash de l’avion du président rwandais, Juvénal Habyarimana, lors de l’attentat du 6 avril 1994. »

Les accusations de Jacques Morel sont donc graves et elles ne s’adressent pas ici à l’état français en général, mais bien à des militaires nommément cités. Et donc, en premier lieu desquels, notre nouveau chef d’État-Major des armées.

Jacques Morel

Jacques Morel est mathématicien de formation, ancien ingénieur au CNRS, devenu expert des questions africaines, et tout particulièrement du Rwanda. On lui doit notamment un ouvrage de référence sur le sujet, La France au cœur du génocide des Tutsi. Publié en 2010, le document, entièrement disponible en fichier .pdf sur internet (à lire ici), est un recueil de 1565 pages (rien que ça) sur les évènements tragiques survenus au Rwanda entre avril et juillet 1994. 
L’ouvrage fut préfacé par José Kagabo, décédé depuis, et ancien Maitre de conférences à l’École des hautes études en sciences sociales (3) .

« Ce livre est d’un genre peu habituel. D’abord par son ampleur : plus de 1500 pages en un seul volume ! Ensuite par la qualité des informations qu’il contient, ainsi que par la variété des sources que l’auteur croise : enquêtes et reportages journalistiques; investigations réalisées par des institutions parlementaires […] et par des organisations internationales ou de la défense des droits de l’homme […]. S’y ajoute une masse d’informations puisées dans des travaux universitaires, dans des récits de témoins ou de rescapés du génocide. »

C’est à l’évidence, et il suffit de lire l’ouvrage pour s’en convaincre, un travail très pointu et documenté.
Jacques Morel est également l’auteur d’un autre ouvrage, paru une dizaine d’années plus tôt, en 2001, et intitulé : Calendrier des crimes de la France outre-mer. Tout est dans le titre. Il est enfin membre de l’association Survie qui se donne pour objectif de dénoncer la politique française de la Françafrique et la banalisation des génocides.

L’Esprit frappeur

Les deux ouvrages de Jacques Morel ont été publiés par L’Esprit frappeur, spécialisé dans la diffusion d’auteurs proches des idéologies anarchiste et d’extrême gauche. Plus particulièrement, la maison d’édition s’est spécialisée dans la question de la colonisation (on peut citer Pour en finir avec l’État colonial du président bolivien Evo Morales) et des génocides (tziganes, et bien sûr rwandais).
Rwanda : un génocide français, du journaliste et traducteur Mehdi Ba, La nuit rwandaise, de Jean-Paul Gouteux, ou encore La Théorie du Mensonge d’Yves Cossic comptent parmi les ouvrages publiés sur le sujet du génocide rwandais par L’Esprit frappeur.
Enfin, la maison d’édition est dirigé par Michel Sitbon, l’ancien trésorier (de 1994 à 2005) du Réseau Voltaire (4) et rédacteur en chef de la revue La Nuit rwandaise, preuve une fois de plus que nous avons affaire ici à de vrais spécialistes du Rwanda. Michel Sitbon est d’ailleurs lui-même l’auteur d’un ouvrage sur le génocide rwandain : Rwanda, 6 avril 1994. Un attentat français ?.

Le génocide au Rwanda

De par le nombre très important de morts (plus de 800 000 selon l’ONU) et sa très courte durée (d’avril à juillet 1994), le génocide rwandais restera dans l’histoire comme le génocide le plus rapide du XXème siècle et aussi comme celui de plus grande ampleur par le nombre de morts par jour.
Mais ce que l’on appelle couramment le génocide rwandais, est en fait un génocide tutsi, du nom d’une importante minorité rwandaise, dans un pays à grande majorité hutu. Les tensions entre Hutus et Tutsis sont anciennes dans le pays, mais l’on peut situer l’origine des évènements de 1994 dans la décision prise fin 1990 par une partie du peuple tutsi exilé, fédéré autour du Front patriotique rwandais (FRP), de revenir au Rwanda pour reprendre le pouvoir par la force armée, provoquant la réaction des autorités du pays.
Le génocide n’aura lieu que trois ans plus tard, suite à l’attentat meurtrier survenu le 6 avril 1994 contre l’avion du président rwandais Juvénal Habyarimana (et dans lequel se trouvait également le président burundais Cyprien Ntaryamira), abattu par un missile. En moins de 24 heures, le pays s’enflamme.
Encore aujourd’hui le mystère reste entier sur le commanditaire de l’attentat, point pourtant crucial des dramatiques évènements qui suivirent. Une chose est sûre par contre, la France était un allié historique des autorités hutus du pays, et ne s’est pas distinguée par son zèle pour tenter d’empêcher les massacres qui se déroulaient sous les yeux de son armée, comme en témoigne Jacques Morel.
Mais il y a plus grave encore. Ainsi, comme le relate un article de L’Humanité en date du 5 novembre 2015, Hubert Védrine (ancien ministre des Affaires étrangères, et secrétaire général de l’Élysée à l’époque des faits), interrogé sur la livraison de munitions aux forces armées rwandaises après le début du génocide, avait déclaré, le 16  avril 2014, devant la commission Défense de l’Assemblée nationale  :

«  Il y a eu livraison d’armes pour que l’armée rwandaise soit capable de tenir le choc […]. Donc il est resté des relations d’armement, et ce n’est pas la peine de découvrir sur un ton outragé qu’il y a eu des livraisons qui se sont poursuivies.  » (5)

Le général Lecointre, alors capitaine, était présent au cœur du dispositif militaire français.
Mais à l’époque, un autre conflit est en train de s’envenimer, sur le continent européen, en Bosnie-Herzégovine, où les soldats français sont presque soulagés d’être déployés, pour oublier le Rwanda.

Le(s) héros du pont de Vrbanja

Voilà donc qui nous emmène à Sarajevo, et plus précisément sur le pont de Vrbanja, au matin du 27 mai 1995, alors que la ville subit le siège des forces de la République serbe de Bosnie depuis déjà trois ans. Un groupe d’hommes des forces serbes de Bosnie, déguisés en soldats de l’ONU, ont pris par ruse le poste de contrôle de ce pont considéré comme un point stratégique de la ville. Plusieurs militaires français ont été faits prisonniers.
Le capitaine François Lecointre, alors commandant de la 1ère compagnie du 3e régiment d’infanterie de marine (3e RIMa), reçoit l’ordre de reprendre le poste par la force. S’en suit une attaque d’infanterie au corps à corps menée par 31 soldats français, dont 17 seront blessés et 2 décèderont (6). Un lourd bilan humain, mais surtout, un très rare cas de décision d’intervention prise par les forces sur le terrain, et un assaut d’infanterie qui est encore aujourd’hui officiellement le dernier dans l’histoire militaire française mené baïonnette au fusil.
« La reprise du pont de Vrbanja restera dans la mémoire de nos armées comme un symbole, celui de la dignité retrouvée, du refus de toutes les humiliations  », avait salué Jacques Chirac. Et force est de reconnaître qu’après cet évènement, les forces serbes éviteront jusqu’à la fin du conflit les forces françaises en présence à Sarajevo.
Voilà donc ce qui valu au général Lecointre le qualificatif de héros. Mais s’il y a eu un héros ce matin là sur le pont de Vrbanja, il y en a eu en fait 31, portés par le devoir de libérer leurs frères d’armes.

Interrogé par France 2 sur cet assaut, le général François Lecointre (7) déclarait :

« C’est d’abord d’avoir eu à vaincre sa peur, c’est très difficile, et une fois que sa peur est dépassée, le sentiment que plus rien ne va nous arrêter. Que de toute façon, ça y est, les digues sont rompues… Et qu’on ira quoiqu’il arrive et qu’on va se venger de cette peur qu’on nous a infligé… Le sentiment d’être dans cette action extrême… L’expression de son instinct, dans ce qu’il a de plus vil d’ailleurs… Le sentiment d’une sorte de jouissance à pouvoir enfin agir et avoir l’effet très direct, très immédiat de notre action, les ordres qu’on donne à nos soldats et les hommes qui tombent en face de nous, tout ça alimenté par la souffrance de voir nos hommes tomber à côté de nous, et l’envie de les venger. »

Encore manifestement très marqué, plus d’une dizaine d’années après les faits (ce que l’on peut aisément comprendre), le général Lecointre confie des pensées que l’on pourra pour le moins juger « sans filtres ».
Le général Lecointre avait également répondu au journal Le Monde dans un article en date du 3 avril 2014 à propos du lourd bilan de cet assaut. Il confiait :

« Après l’assaut du pont de Vrbanja […]  j’ai demandé au psychiatre de voir les hommes […] C’est du Rwanda qu’ils lui ont parlé. ».

Puis plus loin :

« Ceux qui assistent au massacre sont tentés de se faire justiciers. On se dit dans ces moments que, si on respecte les règles, on ne peut rien empêcher. Il faut lutter contre cette idée. »

Si c’est à Sarajevo que le général Lecointre est devenu un héros, il semble bien que malgré le drame qui s’est déroulé sur le pont de Vrbanja, c’est bien ailleurs que les pensées sont restées figées, dans un contexte peut-être moins héroïque. L’Histoire (avec un grand H) nous le dira un jour, peut-être, comme souvent, lorsque les principaux protagonistes et donneurs d’ordres se seront éteints.
Nico Las (TDH)

(1) : appelé couramment CEMA, les initiales de chef État-Major des armées.
(2) : aussi incroyable qu’il n’y paraisse, l’expression président jupitérien pour désigner Emmanuel Macron est déjà rentrée dans Wikipédia.
(3) : la fameuse EHESS, dont Jacques Sapir est directeur des études
(4) : association de Thierry Meyssan, connu principalement pour son ouvrage L’Effroyable Imposture paru en 2002 et consacré aux attentats du 11 septembre 2001.
(5) : vidéo disponible ici. Hubert Védrine y laisse entendre que les armes livrées par la France n’ont pas été utilisées pour commettre le génocide. On peut toutefois craindre qu’elles aient pu favoriser un rapport de force en faveur des acteurs du génocide.
(6) : nous rendons ici hommage aux soldats Jacky Humblot et Marcel Amaru, morts au combat.
(7) : à l’époque, le général François Lecointre n’était alors que capitaine. Il commandait la 1ère compagnie du 3e régiment d’infanterie de marine (3e RIMa).
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