Nous sommes ravis de vous proposer cette excellente tribune de Jérôme Ménez, ancien « volontaire » du Cercle, sur le tout récent « Salon du Livre 2016 », laissé en proie à la société du spectacle, tant dénoncée par Guy Debord.
Jérôme vient par ailleurs tout juste de signer un livre sans concession sur l’état de la France et ce qui nous a amené là (comme le disait Noir Désir…) :
« La Valse des Irresponsables »
Livre dont il assure aujourd’hui la distribution en tant qu’éditeur, après un an d’écriture studieuse et très documentée. En espérant que ce texte vous donnera envie de le lire plus longuement, ce dont nous ne doutons pas !
Commande recommandée sur son blog (vivement ! Recommandée…) ou sur le site de la FNAC (c’est moins bien), ou encore sur Amazon (mais là vraiment c’est mal !)… 11 euros, autant dire, une entrée de cinéma ou une pinte à paname… que dire de plus…
Nico Las
(Tribune écrite le 28 mars dernier)
On entre au Salon du Livre de Paris (Porte de Versailles) pour des séances de dédicaces, rencontrer des auteurs, assister à des conférences, présenter son livre ou par simple curiosité littéraire. En revanche, on n’en ressort pas indemne !
« Quelle que soit l’époque, rien d’important ne s’est communiqué en ménageant un public. »
Sur ces mots commençait l’In girum imus nocte et consumimur igni de Guy Debord en 1971. Et bien partout au Salon du Livre millésime 2016, le spectacle a jailli sous la forme d’une emprise tenace de la marchandise sur le public !
Seules les grandes enseignes de l’édition se partagent le gâteau des stands tout en jouissant du consentement de tous à ce règne sans partage, avant tout d’ordre économique et si peu littéraire. Le culinaire tient aussi son stand « littéraire » pour mieux attiser l’appétit du « grand public » qui bénéficiera de sa restauration populaire, évidemment à proximité, alors que la caste des auteurs, éditeurs et diffuseurs médiatiques aura son accès à l’« étage » du Pavillon 1…
Ce « grand public » camé au smartphone et au selfie de fortune vomit sa bêtise spectaculaire dans un torrent orgiaque de désir d’images, d’émotions artificielles et de souvenirs du moment non vécu. Saisir l’instant de l’attroupement marchand autour du troubadour-auteur devenu l’espace d’une heure et demie le travailleur à la chaîne signant 150 dédicaces, pas une de plus, pas une de moins.
« Dans le monde réellement renversé, le vrai est un moment du faux. » (La société du spectacle, 1967)
L’attachée de presse organise la division productive des tâches en tant que premier maillon de la chaîne à produire des signatures en chaîne… Les bousculades d’un public prêt à montrer sa pugnacité pour acquérir le Saint-Graal rappellent, avec à peine plus de retenue, les scènes de distribution de marchandises événementielles du film Pays de cocagne de Pierre Etaix (1971). L’échange humain avec l’ouvrier signataire est réduit à la banalité des civilités : c’est le produit rare authentifié par la société du spectacle que le public vient chercher, et non l’oeuvre littéraire ou le vieil ouvrage historique.
« Non seulement le rapport à la marchandise est visible, mais on ne voit plus que lui. » (La société du spectacle, 1967)
La séance de dédicaces industrielles aura rendu condescendant l’auteur-comédien déjanté, qui avait pourtant repris gaiement les paroles d’une chanson d’Elsa avec son partenaire médiatique éphémère de Canal+, agitateur payé au rendement de bonne humeur artificiellement produite à coup de petits sauts de cabri et de gesticulations diverses.
« Il ne faut pas oublier que tout médiatique, et par salaire et par autres récompenses ou soultes, a toujours un maître, parfois plusieurs ; et que tout médiatique se sait remplaçable. » (Commentaires sur la société du spectacle, 1988)
Nous tournons en rond dans le spectacle insipide du faux et sommes dévorés par lui…
Manuel Valls dit “la Tremblote” et Alain Juppé, le candidat Bilderberg 2015, feront quant à eux un bref passage pour satisfaire aux besoins de leur campagne présidentielle souterraine, officiellement non commencée. Ces deux-là ne s’y trompent pas : ils viennent saluer l’artiste médiatique à deux minutes d’intervalle l’un de l’autre afin de bénéficier de la présence de la multitude de caméras professionnelles. L’auteur marchandise cessera séance tenante le cours des brefs échanges avec son public pour honorer son devoir de convergence artistico-médiatico-politique.
« On dissimulera ainsi, derrière une multitude virtuellement infinie de prétendues divergences médiatiques, ce qui est tout au contraire le résultat d’une convergence spectaculaire voulue avec une remarquable ténacité. » (Commentaires sur la société du spectacle, 1988)
Fillon, dont on ne se souvient même plus le prénom en raison d’une nette distanciation dans la course au spectacle électoral, est contraint de s’asseoir plus loin à la table des dédicaces et de simuler l’ouvrier à son tour, bien que fort moins longtemps, faute de succès…
Ce spectacle surmédiatisé par l’image montre sans la moindre équivoque les méthodes de l’appareil de propagande du pouvoir
Les seules miettes du spectacle disponibles pour le visiteur 4G seront de lointaines photographies d’un attroupement lui-même photographiant. Bien maigre pitance, numériquement mémorisée, accordée par cette accumulation de spectacle ! L’individu, envoûté par sa techno-dépendance morbide à l’image, prendra même sa vedette en photo de dos, à défaut de pouvoir l’avoir de face ou même de trois quarts !
D’autres fans attendront leur baronne médiatique pendant plus de deux heures avant le début de la séance de dédicaces. Certaines poussent même le mimétisme jusqu’à porter le chapeau forcément démodé de leur égérie lors de sa précédente apparition… Culte de la star médiatique, vedettariat, fétichisme de la marchandise littéraire organisé autour de fanatiques derrière leur gourou : tout converge vers un concours d’ego surdimensionnés assez mal dissimulés. L’auteur surpasse son oeuvre en tant que produit marketing. Il est la marchandise à rentabiliser avant obsolescence. La partition est jouée dans l’attroupement, la sueur et la lobotomie du « star system ».
« C’est le besoin qu’on a d’elle qui crée la star, c’est la misère du besoin. » (Sur le passage de quelques personnes à travers une assez courte unité de temps, 1959)
Le lecteur moderne, véritable dindon de la farce de cette société du mythe et de la représentation illusoire, est devenu spectateur de sa propre servitude au spectacle institutionnalisé. Aucune opportunité ne lui sera offerte d’influer sur ce « rapport social entre des personnes, médiatisé par des images » qui n’est rien d’autre qu’un rapport de domination/soumission. Il doit non seulement s’acquitter de son droit d’entrée dans cet espace hostile de convergence du média et du pouvoir, mais aussi en subir les files d’attente dégradantes et la mécanique médiatique de domination : les cameramen et photographes ont toujours la priorité sur les files de visiteurs attendant leurs dédicaces…
« Qui regarde toujours pour savoir la suite, n’agira jamais : et tel doit bien être le spectateur. » (Commentaires sur la société du spectacle, 1988)
Toute la société du spectacle aliéné était réunie à ce Salon du livre-marchandise décomplexé, version 2016.
« La sagesse ne viendra jamais. » (In girum imus nocte et consumimur igni, 1971)
Jérôme Ménez
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