Source : The Intercept, le 04/01/2017
Photo: Paul J. Richards/AFP/Getty Images
Durant les six semaines passées, le Washington Post a publié deux histoires à succès devenue virales sur la menace russe : une sur comment la Russie est derrière une explosion massive de “fausses nouvelles”, l’autre sur comment elle a envahi le réseau électrique des USA. Les deux articles étaient fondamentalement faux. Chacune présente maintenant une note humiliante, écrite à contrecœur par un rédacteur admettant que les déclarations fondamentales de l’histoire étaient de la fiction : la première note a été publiée deux semaines complètes après, à l’en-tête de l’article original ; l’autre a été enterrée le jour suivant tout en bas de l’article.
La seconde histoire sur le réseau électrique est devenue de loin pire que je ne le réalisais quand j’ai écrit sur le sujet samedi, quand il devint clair qu’il n’y a eu aucune “pénétration dans le réseau électrique des USA”, comme le Post l’a prétendu. En plus de la note du rédacteur, l’histoire “la-Russie-a-piraté-notre-réseau-électrique” est maintenant complètement escamotée sous la forme d’un article séparé admettant que “l’incident n’est pas lié à une tentative du gouvernement russe de viser ou pirater le service” et qu’il n’y a même pas eu de malwares du tout sur cet ordinateur portable.
Mais pendant que ces débâcles embarrassaient le journal, il a aussi été généreusement récompensé. Cela parce que les journalistes – y compris ceux du Post – ont fait un tel battage agressif et ont promu les fausses nouvelles sensationnelles et originales, s’assurant qu’elles deviennent virales, générant un trafic massif vers le Post (Marty Baron, l’éditeur exécutif du journal, s’est récemment vanté sur la soudaine lucrativité du journal).
Après avoir répandu des mensonges en long et en large, élevant le niveau de peur et manipulant le discours politiques des USA dans la foulée, (les deux histoires sur la Russie ont été largement rabâchée sur le câble), les journalistes qui ont répandu ces fausses allégations ont par la suite écrit une note de rétractation ou de correction seulement de la manière la plus silencieuse possible, et souvent même, ne l’on pas fait du tout. Comme résultat, seule une petite fraction des gens qui ont été exposés à la fausse histoire originale ont finalement lu les rétractations.
Baron lui-même, l’éditeur en chef du Post, est un cas parfait d’étude de ces tactiques irresponsables. C’est Baron qui est allé poster sur Twitter le soir du 24 novembre pour annoncer que l’exposé du Post sur l’énorme portée de l’opération de fausses nouvelles russes, basées sur ce qu’il a clamé comme étant les trouvailles de “chercheurs indépendants”. Le tweet de Baron s’est répandu partout ; jusqu’à aujourd’hui, il a été re-posté plus de 3000 fois, y compris par beaucoup de journalistes avec leur grand nombre de suiveurs :
La tentative de propagande russe a aidé à répandre des fausses nouvelles durant les élections, d’après des chercheurs indépendants
Mais après que cette histoire ait dû faire face à un barrage de critiques intense – de la part d’Adrian Chen dans le New Yorker (“la propagande sur la propagande russe”), Matt Taibbi dans Rolling Stone (“honteux, dégoutant”), mon propre article et beaucoup d’autres – y compris les menaces légales de sites calomniés comme propagandistes pour la Russie par les “chercheurs indépendants” du Post – le Post a finalement ajouté une note plus longue de l’éditeur se distançant lui-même du groupe anonyme qui a fourni les principales revendications de son histoire (“le Post… ne valide pas lui-même les conclusions de PropOrNot” et “depuis la publication de l’histoire dans le Post, PropOrNot a retiré certains sites de la liste.”)
Qu’est-ce que Baron a raconté à ses suiveurs sur la note de ce rédacteur dégoûté de ces principales allégations dont il a lui-même fait grand battage ? Rien. Pas un mot. Jusqu’à aujourd’hui, il a été publiquement silencieux sur ces révisions. Il avait répandu les allégations originales au sein de dizaines de milliers de personnes, sinon plus, il n’a pris aucune mesure pour s’assurer qu’ils entendent parler de la marche arrière majeure sur les allégations les plus inflammatoires et significatives de l’article. Cependant, ironiquement, il trouva le temps de promouvoir une histoire différente sur le Post sur l’effet terrible et dommageable des fausses nouvelles :
“Pizzagate” montre comment les fausses nouvelles blessent les vrais gens
Savoir si les fausses histoires du Post ici peuvent être distinguées de ce qui est communément appelé “fausses nouvelles” est, à ce niveau, une dispute sémantique, particulièrement parce que l’expression “fausses nouvelles” n’a pas de sens convaincant. Les défenseurs des fausses nouvelles en tant que catégorie distincte [de nouvelles] mettent typiquement l’accent sur l’intention, pour se différencier du mauvais journalisme. C’est vraiment juste un moyen de définir les fausses nouvelles de telle façon qu’il est impossible par définition à des médias grand public comme le Post de s’en rendre jamais coupable (de façon très semblable le terrorisme est défini pour qu’il soit sûr que le gouvernement des USA et ses alliés ne puissent en aucun cas, par définition, le commettre).
Mais quelle était la motivation du Post pour publier deux fausses nouvelles sur la Russie, qui, de façon très prévisible, ont généré une attention massive, trafic, et impact politique ? Est-ce que c’était idéologique et politique – à savoir, un dévouement au projet de D.C. [Washington, NdT] d’élever la Russie au statut de grave menace pour la sécurité des USA ? Etait-ce pour plaire à son public – sachant que ses lecteurs, au matin de la victoire de Trump, voulaient se gaver d’histoires sur la trahison russe ? Etait-ce une servitude envers les sources – prouvant ainsi qu’il servira, loyalement et sans critique, de dépôt pour n’importe quelle propagande que les agents du renseignement veulent disséminer ? Etait-ce par cupidité – pour obtenir un revenu par les unes sensationnelles et génératrices de clics avec un mépris imprudent pour la véracité de l’histoire ? Dans une institution aussi grande que le Post, avec un grand nombre de reporters et de rédacteurs participants à ces histoires, il est impossible d’identifier un motif définitif.
Quelques soient les motifs, les effets de ces fausses histoires sont exactement les mêmes que ceux que l’on considère comme de fausses nouvelles. Les fausses allégations voyagent sur internet, trompant un nombre énorme de gens qui veulent y croire. Les propagateurs de mensonges reçoivent un large profit de leurs fausses “infos” virales. Et personne ne sera tenu responsable, de sorte qu’il n’y aura aucune dissuasion de répéter ce comportement. (Le fait que finalement le Post a corrigé ces fausses histoires ne les distingue pas d’un site classique de “fausses nouvelles”, qui aussi parfois fait de même.)
Et alors qu’il est vrai que les médias font des erreurs, et que même le journaliste le plus prudent parfois s’égare, ces faits n’atténuent pas, même de loin, le comportement du Post ici. Dans ces cas, ils ne font pas des erreurs de bonne foi, après s’être engagés dans un journalisme prudent. Avec ces deux histoires, ils ont été imprudents (au mieux) depuis le début, et les déficiences criantes du reportage se révélaient d’emblée évidentes (ce qui est la raison pour laquelle les deux histoires ont été largement attaquées après publication).
Cette excellente chronologie documentée par Kalev Leetaru montre que le Post ne s’est même pas soucié de contacter les sociétés de service en question – étape la plus élémentaire de la responsabilité journalistique – jusqu’après la publication de l’histoire. Les agents du renseignement insistant sur l’anonymat – pour s’assurer ainsi qu’ils ne pourraient être tenus pour responsables – leur ont chuchoté que cela était arrivé, et malgré l’importance des conséquences possibles, ils se sont empressés de l’éditer sans aucune vérification. Ce n’est pas un cas de mauvais journalisme produisant des rapports inexacts ; c’est un cas de la publication par un média d’une histoire dont ce média connaissait la production massive de bénéfices et de conséquences sans la plus petite vérification ou le moindre soin attendus.
L’aspect le plus ironique de tout cela est que les journalistes grand public – les mêmes personnes qui sont devenues obsédées par la croisade contre les fausses nouvelles – sont ceux qui jouent un rôle clé en permettant et en approvisionnant la dissémination de fausses histoires. Ils le font non seulement en les répandant sans discussion, mais aussi en ne prenant que peu ou pas de mesures pour avertir le public de leur fausseté.
La débâcle épique du Post ce week-end à propos de cette fiction du réseau électrique illustre brillamment cette dynamique. Comme je le remarquais samedi, beaucoup de journalistes ont réagi à cette histoire de la même façon qu’ils le font pour toute histoire concernant la Russie : ils cliquent instantanément et re-postent et partagent l’histoire sans le moindre examen minutieux. Le fait que ces allégations soient constamment basées sur les chuchotements d’agents anonymes et accompagnées d’aucune preuve que ce soit ne laisse à ces journalistes aucun temps mort ; n’importe quelle déclaration officielle que la Russie et Poutine sont derrière un quelconque mal universel est instantanément traitée comme la Vérité. C’est une raison importante pour que des journaux comme le Post soient incités à publier imprudemment des histoires de ce genre. Ils savent qu’ils seront louangés et récompensés, peu importe la justesse ou la fiabilité de ces informations, parce que leur Cause – le plan – est celui qui est juste.
Vendredi soir, immédiatement après que l’histoire du Post fut publiée, une des déclarations des plus dramatiques vint du rédacteur éditorial Brent Staples du New York Times, qui dit ceci :
“Notre “ami” russe Poutine attaque le réseau électrique.”
Maintenant que cette histoire s’est effondrée et a été complètement retirée, qu’a fait Staples pour noter que ce tweet était faux ? Juste comme Baron, absolument rien. En fait, ce n’est pas tout-à-fait vrai, car il fit quelque chose : à un certain moment, après vendredi soir, il a tranquillement supprimé son tweet sans commentaire. Il n’a pas soufflé un mot sur le fait que l’histoire qu’il promouvait s’était écroulée et s’est révélée totalement fausse sous tous ses aspects, et que c’est ce qu’il avait raconté à ses 16 000 et plus suiveurs – avec en plus un nombre incalculable de gens qui re-postent la déclaration spectaculaire de cet éminent journaliste.
Encore plus instructif est le cas de Kyle Griffin de MSNBC, un utilisateur avisé et prolifique des médias sociaux qui a vu son nombre de suiveurs exploser cette année avec un flot constant de contenu anti-Trump. Vendredi soir, quand le Post a publié l’histoire, Griffin l’a gonflée avec une série de tweets destinés à faire paraître l’histoire comme menaçante et lourde de conséquences. Ce qui comprenait des déclarations hystériques de fonctionnaires du Vermont – qui croyaient dans les fausses déclarations du Post- ce qui rétrospectivement est incroyablement embarrassant.
Le gouverneur du Vermont Peter Shumlin sur la tentative de piratage : “Un des voyous en chef mondiaux, Poutine, a tenté de hacker notre réseau électrique.”
Ce tweet de Griffin – convainquant les gens que Poutine mettait en danger la santé et la sécurité des vermontois – a été re-posté plus de 1000 fois. Ses autres tweets similaires – comme celui qui fait figurer l’avertissement du Sénateur du Vermont Patrick Leahy sur la tentative de Poutine de “fermer le réseau en plein hiver” – ont aussi été largement répandus.
Mais le lendemain, le nœud de l’histoire s’est écroulé – dans sa note, le rédacteur du Post admit “qu’il n’y avait pas de signes” que “des hackers russes aient infiltré le réseau électrique” – et Griffin n’a rien dit. En fait, il n’a rien ajouté là-dessus jusqu’à hier – quatre jours après sa série de tweets largement partagés – dans laquelle il a simplement re-posté le reporter du Post citant une “mise à jour”, que l’histoire était fausse sans fournir de commentaires personnels :
En contraste avec les tweets enflammés originaux de Griffin sur la menace russe, qui ont été largement diffusés avec enthousiasme, cette correction après les faits a été re-postée seulement 289 minables fois. Aussi, une petite fraction de ceux qui furent exposés à la sensationnelle histoire a fini par être informée que cela était faux.
Sincèrement, ce n’est pas mon intention de mépriser publiquement ces journalistes. Ils montrent juste une dynamique très ordinaire : toute histoire qui renforce la théorie orthodoxe de D.C. [Washington, NdT] sur la menace russe, peu importe à quel point elle est douteuse, est répandu en long et en large. Et ensuite, comme il arrive si souvent, quand l’histoire se révèle fausse ou trompeuse, peu ou rien du tout est fait pour corriger les effets pervers. Et le plus incroyable de tout cela, ce sont les mêmes gens qui décrient constamment les menaces générées par les Fausses Nouvelles.
Une dynamique très commune conduit à ceci : une pensée de groupe des médias, totalement exacerbée (comme je l’ai décrit samedi) par le système d’incitation de Twitter. Comme l’échec géant des médias en 2002 l’a démontré, les journalistes américains sont hautement susceptibles d’attiser et de mener la parade de diabolisation d’un nouvel ennemi étranger plutôt que de se restreindre et d’être sceptiques sur l’évaluation de la vraie nature de cette menace.
Ce n’est pas une coïncidence que beaucoup des plus embarrassantes débâcles journalistiques de cette année impliquent la Menace russe, et elles sont toutes impliquées dans la même dynamique. La pire d’entre elles peut-être, fut la ridicule et fallacieuse histoire pré-électorale de Slate – qui a été proposée à de multiple publications (y compris The Intercept) – prétendant que Trump avait créé un serveur secret pour communiquer avec une banque russe ; cette histoire fut si largement partagée que même la campagne de Clinton a fini par en faire un battage – un tweet, qui a lui-même été re-posté presque 12 000 fois.
Des informaticiens ont apparemment découvert un serveur caché liant la Trump Organization à une banque russe.
Mais seulement un petit pourcentage de ceux qui ont entendu cette histoire a finalement entendu parler de la marche arrière majeure et de la démystification venant d’autres publications. La même chose est vraie sur l’histoire du Guardian de la semaine dernière sur WikiLeaks et Poutine qui est devenue virale, seulement finalement la rétractation a été à peine remarquée parce que la plupart des journalistes qui ont répandu cette histoire ne se sont pas soucier de la noter.
Au-delà de la tendance des journalistes à faire écho aux propos de fonctionnaires anonymes sur n’importe quoi concernant les Affreuses Menaces Etrangères à la mode du moment, il y a une intention incitative indépendante qui sous-tend le tout. Que la Russie soit une grave menace attaquant les USA est devenu, pour des raisons évidentes, une histoire cruciale pour les Démocrates et les autres opposants de Trump qui dominent les élites des cercles médiatiques dans les réseaux sociaux et partout ailleurs. Ils récompensent et font la publicité de quiconque soutient cette histoire, et en même temps attaquent vicieusement tous ceux qui la mettent en question.
Bien sûr, durant mes 10 ans et plus d’écriture sur la politique et sur un nombre infini de problèmes clivants – y compris le rapport Snowden – rien n’est comparable, et de loin, à la campagne de calomnie qui a été lancée après que j’ai travaillé à questionner et défier les allégations sur le piratage russe et la menace posée par ce pays en général. Cela a été manigancé, non pas par des comptes au hasard ou marginaux, mais par les experts les plus éminents du Parti démocrate et l’appui massif des médias.
J’ai été transformé en l’espace d’une nuit en adhérent de la première heure de l’idéologie de la droite alternative, un fan absolu de Breitbart, un supporter de Trump enthousiaste, et, inutile de le dire, un agent du Kremlin. C’est littéralement le script explicite qu’ils utilisent maintenant, qui fabrique carrément ce que je dis (voir ici un exemple particulièrement criant).
Bien sûr, ils savent que tout est faux. En dix ans de journalisme, j’ai porté un intérêt primordial à la défense des libertés civiles des musulmans. J’ai écrit un livre entier sur le racisme et l’inégalité inhérents au système judiciaire des USA. Ma carrière de juriste implique de nombreuses représentations de victimes de discrimination raciale. J’étais l’un des premiers journalistes à condamner l’approche “neutre” et mensongère des rapports sur Trump, et à appeler à plus de condamnations explicites des extrémismes et des mensonges. J’étais l’un des rares à défendre Jorge Ramos contre les attaques des médias largement répandues quand il a défié Trump sur ses positions extrêmes sur l’immigration. Avec beaucoup d’autres, j’ai essayé d’avertir les démocrates que la nomination d’une candidate aussi impopulaire qu’Hillary Clinton faisait courir le risque d’une victoire de Trump. Et en tant que personne très ouvertement en faveur du mariage entre personnes du même sexe et du mariage mixte, et avec quelqu’un qui vient juste d’être élu sur un poste de fonctionnaire en tant que socialiste, je fais un bien improbable leader de la droite alternative, pour parler gentiment.
La malveillance de cette campagne dépasse sa stupidité évidente. Même d’avoir à lui donner une défense digne, c’est déprimant, bien qu’une fois répandu largement comme ça, il n’y a pas beaucoup de choix.
Mais c’est le climat que les démocrates ont cultivé avec succès, alors que tout le monde conteste ou même simplement exprime du scepticisme au sujet de leur propre intéressement, l’histoire russe est la cible de calomnies coordonnées et puissantes : comme James Carden de The Nation l’a documenté hier, le scepticisme équivaut à une trahison. Et le contraire est vrai également : ceux qui disséminent des allégations qui appuient cette histoire, peu importe à quel point elles sont dissociées de la raison et de l’évidence, reçoivent un étalage de bénéfices et de récompenses.
Que l’histoire soit finalement complètement discréditée n’a que peu d’importance. Le mal est fait, et les bénéfices encaissés. Les fausses nouvelles au sens restrictif sont certainement quelque chose qui mérite qu’on s’en inquiète. Mais peu importe comment on veut appeler ce genre de comportement de la part du Post, c’est une bien plus grande menace étant donné la portée que cela a sur les institutions qui s’y engagent.
Source : The Intercept, le 04/01/2017
Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.