Rosa Amelia Plumelle Uribe
Nous relayons la lettre ouverte de Rosa Amelia Plumelle Uribe écrite le 5 décembre 2017, en réponse aux propos tenus par Yann Moix sur le plateau de l’émission On N’est Pas Couché le 25 novembre 2017 (1). Il y est question de la reconnaissance (ou non) de la nature criminelle de l’esclavage des noirs, ainsi que des revendications de réparation. Ce sont à la fois le regard porté à l’époque, et le regard porté aujourd’hui sur ce drame, qui sont évoqués.
Rosa Amelia Plumelle Uribe est écrivaine et auteure de plusieurs ouvrages sur l’histoire des peuples noirs. C’est avec son aimable autorisation que nous republions sa lettre ouverte.
Raphaël Berland
Vous pouvez écouter les propos de Yann Moix à la 8ème minute de la vidéo suivante :
Lettre ouverte à Monsieur Yann Moix
Pendant très longtemps, les historiens travaillant sur la traite des Noirs et l’esclavage ont déployé toute l’autorité attribuée aux savoirs dont ils sont titulaires, pour nous convaincre de ceci :
a) En histoire il n’y aurait pas pire aberration que l’anachronisme ;
b) Exiger RÉPARATION pour les crimes de la traite des Noirs et de l’esclavage, serait un anachronisme. Car, à l’époque des faits, nous ont-ils expliqué, ces atrocités « étaient tout à fait licites, la notion du crime contre l’humanité n’existait pas et il ne serait venu à l’esprit de personne parler de réparation ».
Bonjour Monsieur Moix,
Le 25 novembre dernier, sur le plateau de l’émission On n’est pas couché présentée par Laurent Ruquier sur France 2, lors vos échanges avec Monsieur Alain Finkielkraut, vous avez affirmé : « Le problème quand le passé dépend du présent, c’est qu’il y a forcément des anachronismes et qu’on va de ce fait aller voir des crimes contre l’humanité chez Colbert, on va aller voir des crimes contre l’humanité chez Napoléon, ce qui est absolument débilissime, dans la mesure où c’est un concept moderne inventé à Nuremberg ».
Je suis particulièrement attachée à la présomption d’innocence ainsi qu’à la présomption de la bonne foi. En conséquence, je pense que vos propos relèvent moins de la mauvaise foi que de la désinformation, d’autant plus que nul n’est tenu de tout connaitre et tout savoir. J’essayerai donc de vous faire un résumé pour votre information. En revanche, je me dispense d’en faire autant à l’adresse de Monsieur Finkielkraut, car pour nous autres sa mauvaise foi n’est plus à démontrer.
Je suppose, Monsieur, que vous n’êtes pas au courant des dénonciations et condamnations, faites au 17ème siècle par le missionnaire français Epiphanie de Moirans et par le missionnaire espagnol José de Jaca, contre la traite des Noirs et leur maintien en esclavage dans l’univers concentrationnaire d’Amérique. Vous ne savez sûrement pas que ces deux moines ont mené un combat sans concession contre ces atrocités qu’ils définissaient comme étant « des crimes contre les droits humains ».
Si vous ne voulez pas vous engager dans une étude approfondie des œuvres laissées par ces deux abolitionnistes du 17ème siècle, vous pourriez, néanmoins, accéder à l’essentiel de leur pensée et de leur combat antiesclavagiste à travers le travail de divulgation accompli par le Professeur Louis Sala-Molins et publié sous le titre « Esclavage réparation ». Les lumières des capucins et les lueurs des pharisiens. Il a ainsi remédié à une énorme lacune que les historiens spécialistes du trafic négrier et de l’esclavage n’avaient pas osé ou voulu combler.
Débarqué dans l’univers concentrationnaire d’Amérique, le Prêtre capucin Francisco José de Jaca envoyé par sa Congrégation prêcher l’évangile, fut terrifié par les atrocités qu’il percevait comme la laideur absolue du mal dans toute sa dimension. Très rapidement il est devenu ouvertement hostile à ce système qu’il appela criminel. Et très rapidement aussi, il est devenu la cible de poursuites des autorités civiles et ecclésiastiques. Arrêté et emprisonné, de Jaca est finalement expulsé et renvoyé vers l’Espagne via Cuba.
À la Havane, de Jaca fait la connaissance du missionnaire français Epiphane de Moirans envoyé, lui aussi, divulguer la parole de l’évangile dans le Nouveau Monde. À Cayenne où il a exercé son ministère, l’horreur quotidien intrinsèque à cet univers concentrationnaire a violemment heurté la sensibilité humaine de ce capucin. Et très rapidement il s’est mis à prêcher l’abolition de l’esclavage ainsi que le paiement de RÉPARATION aux victimes et/ou aux ayant-droits. C’était bien plus que les autorités civiles françaises et sa hiérarchie ecclésiastique ne pouvaient tolérer. Le Prêtre de Moirans fut donc poursuivi, arrêté et finalement renvoyé lui aussi.
Suite à leur rencontre, ces deux missionnaires unissent leur volonté, leur force et leur capacité de travail pour l’abolition de l’esclavage et le versement de RÉPARATION aux victimes. De retour en Europe, contrairement à Monsieur Montesquieu au siècle suivant, de Jaca et de Moirans ne se sont pas contentés de faire des ironies de salon au sujet de l’esclavage et des esclaves. Ils ont mené une longue lutte à la cour royale d’Espagne et à la cour pontificale de Rome. Grâce au soutien de certaines personnalités, vraisemblablement, favorables à leur combat contre le crime d’esclavage, ils ont réussi à porter leurs dénonciations et introduire leur requête auprès du roi. On remarquera que dans un Mémoire adressé l’an 1681 au roi d’Espagne, Charles II, le Prêtre de Jaca intitule « Les droits de l’homme » (« humanos derechos ») la première partie de son Mémoire.
Dans son Mémoire intitulé « Esclaves libres ou défense juridique de la liberté des esclaves », de Moirans emploie le mot déportation dès qu’il fait allusion au trafic négrier. Et dans le chapitre intitulé « Les maîtres des Noirs sont tenus de leur restituer les fruits de leur travail », de Moirans affirme sans détour : « les maîtres ne sont pas seulement pas tenus de restituer aux Noirs leur liberté, mais aussi de leur donner réparation de tous les préjudices qu’ils ont dû supporter à cause de cette aliénation ».
Ces abolitionnistes ont littéralement harcelé la Congrégation de la propagation de la foi, dont ils dépendaient en tant que missionnaires, pour que celle-ci soumît au Saint-Office de l’Inquisition un questionnaire contenant l’essentiel de leurs exigences d’abolition de l’esclavage et de RÉPARATION aux victimes. Le résultat officiel de cette longue lutte est un document daté à Rome le 20 mars 1686 dont voici quelques réponses aux questions posées :
Jeudi 20 mars 1686
Décret du Saint-Office sur plusieurs doutes qui lui ont été soumis par la Sacrée Congrégation de la Propagation de la Foi.
Est-il licite de capturer avec violence ou tromperie des Noirs et d’autres sauvages non-belligérants ? Leurs éminences disent qu’il n’est pas licite.
Est-il licite d’acheter ou vendre des Noirs et d’autres sauvages non-belligérants, capturés avec violence ou tromperie et de marchander à leur propos de quelque autre façon ? Leurs éminences disent qu’il n’est pas licite.
Les maîtres de Noirs et d’autres sauvages non-belligérants, capturés avec violence ou tromperie doivent-ils les affranchir ? Leurs éminences disent qu’ils le doivent.
Les acheteurs des Noirs et d’autres sauvages non-belligérants, capturés avec violence ou tromperie, et les maîtres, sont-ils obligés de les dédommager des dams subis ? Leurs éminences disent qu’ils y sont obligés » (2)
Francisco José de Jaca et Epiphane de Moirans payèrent le prix fort de ce combat pour l’abolition de l’esclavage et la RÉPARATION aux victimes de ce crime contre los humanos derechos. Et cela avant même que Monsieur Colbert eût l’initiative de créer cette monstruosité juridique que nous connaissons comme « le code noir », conçu pour régler « le génocide le plus glacé de la modernité » (3). En 1689, de Moirans (45 ans) meurt en France au couvent de Tours et de Jaca (44 ans) meurt en Espagne près de Madrid.
Ces abolitionnistes ont tout sacrifié au combat pour la liberté des Noirs et pour que des réparations soient versées aux victimes de ce crime et aux ayant-droits. Si encore aujourd’hui leurs noms demeurent inconnus et absents des manuels d’histoire de la traite négrière et de l’esclavage, c’est parce que depuis toujours, ce que nous appelons le savoir historique, n’est que la narration ou le récit de l’interprétation faite par ceux qui ont assez de pouvoir pour imposer leur vision. Dites-vous bien que, dans une Europe sous la domination d’une Allemagne nazie victorieuse en 1945, même celles et ceux de votre génération auraient eu le droit d’étudier, à l’école, dans les manuels d’histoire, « les aspects positifs » du nazisme…
Probablement vous ignorez aussi que, bien longtemps avant la pensée ou le siècle des Lumières, au début du 13ème siècle, le pères fondateurs de l’Empire du Mali ont fait une Déclaration connue comme « La Charte du Manden », dont le contenu, même analysé avec les critères d’aujourd’hui, est d’une universalité étonnante. Il faut savoir qu’à l’époque, comme l’a rapporté le Professeur Cissé : « avec l’expansion de l’Islam et ses conséquences directes sur le plan social et économique, l’esclavage, la capture et la vente de l’homme par l’homme étaient devenues un fait banal. Dix, voire vingt esclaves se troquaient contre un cheval ou une barre de sel gemme » (4).
La Charte du Manden proclamée en 1222 dans la première capitale de l’empire du Mali, déclare dans son article 1er, que « Toute vie [humaine] est une vie » et que « une vie n’est pas plus respectable qu’une autre vie. De même qu’une vie n’est pas supérieure à une autre vie » ; dans l’article 2° il est dit « Toute vie étant une vie, Tout tort causé à une vie exige réparation (…) » ; à l’article 5° il est dit « La faim n’est pas une bonne chose, l’esclavage n’est pas non plus une bonne chose ; il n’y a pas pire calamité dans ce bas monde (…) La guerre ne détruira plus jamais de village au Manden pour y prélever des esclaves (…) ». Et dans l’article 6° il est dit « L’essence de l’esclavage est éteinte ce jour, d’un mur à l’autre du Manden ; la razia est bannie à compter de ce jour au Manden ; les tourments nés de ces horreurs sont finis à partir de ce jour au Manden ».
Et pour que cette déclaration se traduise dans les faits, les pères fondateurs commandés par Soundjata ont dû mener une guerre à mort contre les esclavagistes musulmans étrangers et indigènes convertis à l’Islam. Les abolitionnistes du Manden ont payé un prix considérable pendant une guerre qui a durée pas moins de 10 ans. Et si moins d’un siècle et demi plus tard, le fléau de l’esclavage et le commerce d’êtres humains, comme un cancer, repoussait partout au Mali, sous le règne des empereurs musulmans, cette lamentable régression ne saurait pas changer d’un iota la réalité des principes antiesclavagistes qui ont guidé le combat des abolitionnistes du Mandé au début du 13ème siècle.
Je suppose Monsieur que désormais, le sens de la plus élémentaire modestie vous commandera de ne plus ignorer comment et combien, dans votre milieu il vous arrive souvent, et même trop souvent d’user et abuser du mot anachronisme en prenant beaucoup de liberté avec la vérité.
Veuillez accepter, Monsieur, mes salutations très distinguées,
Le 5 décembre 2017,
Rosa Amelia PLUMELLE-URIBE
Notes :
(1) par Yann Moix dans ONPC le 25 novembre dernier (vidéo intégrale de l’émission)
(2) Louis Sala-Molins, ESCLAVAGE RÉPARATION. Les Lumières des Capucins et les lueurs des pharisiens, 2014.
(3) Youssou Tata Cissé, La Charte du Manden. Du serment des chasseurs à l’abolition de l’esclavage, d’après des récits de Faguimba Kanté et Lassana Kamissoko, 2015.
(4) Louis Sala-Molins, Le code noir ou le calvaire de Canaan, 1987.
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