Je fais partie de ces millions de Français qui ne se rendent pas aux Nuits Debout de leurs villes. Qui ne les suivent pas plus sur Périscope, mais qui — parfois par choix, parfois bien malgré eux — ont un œil scruté dessus depuis plusieurs semaines par le truchement des réseaux sociaux. Des réseaux sociaux, voire des médias, pour ceux qui ne sont pas encore débranchés de ces outils de propagande que sont la télévision et la radio, publiques ou non, investis par de tristes sires qui se font le relais d’une oligarchie désormais clairement identifiée.
Non pas que nous ne nous y rendions pas par désintérêt, non, simplement, nous sommes le prolétariat. Le prolétariat en bleu de travail, qui se retrouve contraint à se soumettre à un système salarial devenu de plus en plus déshumanisé et que nous combattons par l’esprit au quotidien. Celui qui se lève à 6 heures du matin pour aller vendre sa force de travail et son temps au Capital. Capital qui ne nous considère pas plus que nous ne considérons nous-mêmes nos machines, de plus en plus présentes et qui nous font craindre de plus en plus ce que d’aucuns appellent progrès mais que nous appelons nous autres robotisation et mise à l’écart de l’Homme. Celui qui regarde tous les espaces de liberté et de contestation de ce système morbide qu’est le capitalisme d’un air envieux, fiévreux, et dont nous accompagnons les volontés et les aspirations de nos pensées les plus sincères.
Nous ne sommes pas debout la nuit parce que nous sommes debout la journée, et nos nuits, quand elles ne sont pas blanches, sont remplies d’idées noires.
Rappelons-nous de ce qui fit de Mai 68 un moment si particulier de l’histoire de France, et de l’histoire des luttes sociales plus généralement. Enfin, les ouvriers (appelés les « non-étudiants » par les médias aux ordres, tant ils craignaient la convergence des luttes) échangeaient avec les étudiants. Enfin, les étudiants avaient l’occasion de se rendre aux conseils ouvriers. Enfin, les ouvriers pouvaient aller dans les AG étudiantes. La lutte sociale se débarrassait de ses divergences, faisait fi de ses clivages, pour ne plus faire qu’une, et chacun trouvait sa place dans ce chaos ordonné, dans lequel chacun aspirait enfin à un monde plus humain, plus égalitaire (et non pas égalitariste).
Réunion de deux forces vives de la nation. Il est des moments où l’émergence de tels mouvements est inéluctable, comme le disait si bien l’ami Hugo : Rien n’est plus puissant qu’une idée dont l’heure est venue.
Si j’écris ce texte aujourd’hui, c’est pour assurer les participants — qu’ils soient chômeurs ou marginaux, étudiants précaires ou artistes ruinés (etc.) simples citoyens enfin — de notre sympathie.
Sachez créer cet espace de convergence dans lequel nous saurons être présents lorsque l’idée de la grève générale verra son heure arriver.
Soyez acteurs de la création de cet espace d’autonomie, auquel se grefferont tôt ou tard les classes laborieuses, lorsque la masse critique enfin atteinte, permettra une mise en danger personnelle qui ne laissera pas entrevoir en fin de compte que licenciements et drames familiaux.
Soyez les farouches défenseurs d’idées qui ne vous appartiennent pas, qui ne sont la propriété de personne, mais partagées par le plus grand nombre.
Sachez être dignes de notre confiance, confiance qui ne peut pour le moment être suivie d’actes, mais qui peut être un moteur utile lorsque les attaques venues de l’extérieur et de l’intérieur même de votre mouvement commenceront à vous faire douter, voire, vaciller.
Ne soyez pas passifs lorsque la discussion est confisquée par quelques gaillards dont la mauvaise volonté est manifeste : il n’est pas nécessaire de répondre à la violence par plus de violence, mais il faut savoir répondre à la violence par la fermeté et la solidarité.
S’agit-il là de la cristallisation d’un ras le bol général et généralisé, ou bel et bien d’un soudain besoin de changer de monde ?
J’ai beaucoup lu qu’il ne s’agissait là que d’un rassemblement de jeunes bobos désœuvrés, tels que la capitale sait en produire toujours davantage. Je ne sais si cela est vrai ou non, n’ayant pu me rendre sur place. J’ai également beaucoup lu que les ouvriers, qui ne se rendent pas à ce rassemblement, regardaient d’un œil méprisant ces initiatives citoyennes. Il n’en est rien. C’est même précisément le contraire. Les discussions qui vous animent, sont les mêmes que celles que nous tenons le matin dans les vestiaires, et le midi, lorsque nous disposons du temps nécessaire pour avoir un échange un tant soit peu concret.
Le monde que vous vous proposez de radicalement transformer, celui qui a pu permettre à la loi El-Khomri d’être discutée comme s’il ne s’agissait là que d’une petite broutille sans intérêt, nous le condamnons avec la même fermeté : car il nous broie. Il nous enchaîne à une condition qui n’est pas naturelle pour l’Homme et que ce dernier se ferait bien de détruire une fois pour toutes. Nous le condamnons car il n’est pas, pour nous, qu’un concept. Nos tendinites nous le rappellent avec une régulière intensité.
Le spectre de la division entre ouvriers et « jeunes bobos » est un leurre. Créé et entretenu par les mêmes qui n’hésitent pas à agiter une fois encore le spectre du voile dans l’espace public pour camoufler les vrais problèmes qui gangrènent notre système devenu fou. La division n’existe qu’entre les quelques privilégiés d’une classe dominante toujours plus offensive et dangereuse pour le bien-être commun et ceux qui n’en font pas partie. C’est-à-dire vous, nous, et tous ceux qui craignent demain autant qu’ils le voient arriver avec espoir.
Peut-être que ce mouvement s’affaissera aussi rapidement qu’il aura surgi. Peut-être que dès la semaine prochaine, tout le monde sera rentré chez soi, laissant les places occupées être à nouveau le théâtre du ballet mondain des promeneurs solitaires.
Ce n’est pas cela qui compte. Ce qui importe vraiment, c’est qu’il aura existé, et qu’il porte en lui les germes d’une révolution à venir que tout le monde attend. C’est là son grand mérite. Cette révolution, que tout le monde attend, et surtout, que tout le monde se met dorénavant à construire, a trouvé un terreau propice, qu’il conviendra d’arroser régulièrement et de ne pas en regretter le feuillage clairsemé.
Kevin Amara
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