Professeur à la Sorbonne et professeur à l’ESM de Saint Cyr, Thomas Flichy de La Neuville écrit dans une analyse érudite et d’une grande pertinence :
« En tant que puissance, l’Iran se pense en partie par rapport à la France. Il ne fait d’ailleurs nul doute que l’exemple du général de Gaulle, ayant fondé l’indépendance militaire française sur la dissuasion nucléaire afin de garantir le territoire national contre l’humiliation d’une nouvelle défaite, n’ait exercé une influence certaine sur les élites iraniennes. Tout comme la France, l’Iran se présente comme une exception culturelle ; tout comme elle, ce pays aspire à l’indépendance. »
Il faut ajouter que si ces élites, dans leur souci de retrouver l’indépendance et la souveraineté de leur pays, ont pu envisager à l’époque d’acquérir l’arme nucléaire « qui rend invulnérable » comme le disait le Général, il est désormais affirmé par une fatoua religieuse du Guide qu’elle est contraire à la religion et donc interdite. La technologie nucléaire comme avancée scientifique pour le développement n’en reste pas moins à leurs yeux un droit inaliénable.
La Révolution Islamique d’Iran reste encore mal connue de l’Occident, voire incomprise ou accusée d’extrémisme parce qu’en dehors de quelques experts comme Thomas Flichy de La Neuville, peu ont pénétré ses ressorts profonds et son fonctionnement.
Doctrine
Dès 1978, à l’aube de la révolution en Iran, le philosophe Michel Foucault s’est rendu sur place pour comprendre le sens qu’il fallait lui donner. Sa pensée qui a toujours cherché à comprendre les rapports entre le savoir et le pouvoir voulait voir ce mouvement qui s’inspirait d’une culture, religieuse mais pas uniquement, pour proposer un nouveau modèle politique. On peut ne pas adopter toutes ses conclusions mais sans doute a-t-il été le premier intellectuel à pressentir dans l’évènement la naissance d’un mouvement d’une grande importance. Il a pensé que le nouveau régime qui s’installait à Téhéran aurait d’énormes conséquences sur les équilibres régionaux et bouleverserait le vingtième siècle.
Il déclara à son retour :
« C’est l’insurrection d’hommes aux mains nues qui veulent soulever le poids formidable qui pèse sur chacun de nous, mais, plus particulièrement sur eux, ces laboureurs du pétrole, ces paysans aux frontières des empires : le poids de l’ordre du monde entier. C’est peut-être la première grande insurrection contre les systèmes planétaires, la forme la plus moderne de la révolte et la plus folle. »
Les Iraniens d’aujourd’hui lui vouent une grande admiration car les cercles de pensée que j’ai rencontrés considèrent en effet que leur régime s’inspire d’une conception globale de l’homme, donc des peuples et des nations qui les représentent. La culture, le savoir, les sciences sont partout présents dans les esprits et, dès leur entrée à l’école primaire, les petits Iraniens sont imprégnés du respect de la personne et des notions de géopolitique leur sont déjà enseignées pour inscrire dans leur esprit dès le plus jeune âge le sens de la citoyenneté et de l’indépendance de la nation pour le bien de tous. Les Iraniens sont conscients d’appartenir à une grande et ancienne civilisation qui doit trouver sa place dans le monde moderne en utilisant ce capital culturel dont tout est fait pour qu’ils le connaissent et s’en imprègnent.
Les élites intellectuelles et politiques répètent que la recherche effrénée du confort matériel et l’attrait pour la consommation sont désormais dépassés car ils ne reposent sur aucune spiritualité qui seule peut éviter à l’homme de s’enfermer dans l’égoïsme, voire l’absurde. L’argent est devenu le dieu Mammon devant qui l’on se prosterne. Mais ce monde est au bout de ses contradictions pour avoir oublié le sens de l’homme et sa métaphysique. Marx avait compris et décrit ces contradictions du capitalisme, mais le communisme international était resté une doctrine matérialiste et athée qui ne pouvait qu’échouer car l’homme a besoin d’une aspiration vers l’éternité et d’une espérance autre que le confort ici-bas. On rejoint ici Malraux que les intellectuels iraniens citent en annonçant la mortalité des civilisations si elles ne trouvent pas leur valeur suprême. Quant à Paul Valéry, il nous avait prévenus : nous savons désormais que notre civilisation est mortelle.
Ce qui permet de comprendre le système politique original de la République Islamique d’Iran où le Guide Suprême de la Révolution veille, entouré de conseillers choisis parmi les hommes ayant le plus de culture et d’expérience, à la préservation des valeurs fondamentales qui sous-tendent l’action politique du Président de la République et du gouvernement. La doctrine est naturellement au-dessus de l’action politique et il n’y a pas réellement de subordination puisque l’une ne peut aller sans l’autre. La doctrine inspirant l’ensemble des activités, on voit de nombreuses organisations, souvent des organisations non gouvernementales (ONG) comme de nombreuses fondations exercer leur activité sans lien organique avec les structures politiques. Une cohérence de l’ensemble est ressentie, ce qui n’empêche pas les différences d’appréciations dans différents domaines.
La population iranienne est instruite, notamment les femmes qui constituent 70 % des 4,6 millions d’étudiants.
Cet effort énorme sur l’acquisition du savoir dès l’enfance est pensé dans des centres de recherche de très haut niveau intellectuel.
Le Centre YARIN, en anglais DAC, Doctrine Analysis Center, forme chaque année de 600 à 700 étudiants permanents et de nombreux autres candidats libres à l’imitation du Collège de France dont le modèle l’inspire. Le Directeur du Centre, homme d’une grande culture philosophique et géopolitique, m’a présenté leurs études en doctrinologie, en stratégie, en polémologie. Il appelle l’ennemiologie la connaissance de la pensée, de la doctrine et de la stratégie du reste du monde et en tire des conclusions pour la stratégie iranienne pour les 50 prochaines années, avec une première étape dans 20 ans. Cette futurologie qui passe en revue la pensée occidentale détermine les tendances et doit permettre d’iraniser la stratégie sur la base de l’islam et l’histoire de l’Iran.
Les travaux des Centres américains et britanniques sont étudiés minutieusement dans tous leurs aspects, notamment le TRADOC américain- US Army Training and Doctrine Command, le DCDC britannique-Develop Concept Doctrine Centre- du Ministère de la Défense de Grande Bretagne, et des ouvrages en sont tirés pour élargir la connaissance de ces doctrines et permettre de différencier la leur. 300 étudiants seront diplômés cette année avec un doctorat.
Le Directeur du Centre qui prise la pensée française dont il connaît les philosophes et les stratèges comme Beaufre, Ailleret, Gallois, estime que la France qui était la lumière du monde de la pensée n’a plus de vrais philosophes et stratèges depuis la disparition du Général de Gaulle, cette pensée française s’alignant sur celle des États-Unis, de même que celle de l’Allemagne. La France, dit-il, n’a plus nationalisé sa pensée stratégique et suit, comme l’Allemagne, la pensée britannique et américaine. Elle a un problème de doctrine quand un Français est prêt à tuer un autre Français. Cette lacune mérite une réflexion nouvelle.
Tous ces travaux ont pour but de construire une doctrine iranienne de la nation qui semble échapper désormais à l’Europe, la notion westphalienne étant oubliée alors que les pays d’Asie la reprennent. D’après lui, désormais, les différences sont devenues uniquement stratégiques car la doctrine est soit absente, soit monopolistique, alors que le monde devrait reposer sur le respect des nations avec leurs différences pour éradiquer la violence, comme le Président Rouhani l’a proclamé lors de son discours à l’Assemblée Générale des Nations Unies le 13 septembre 2013. Aucune culture ne peut se prévaloir d’une supériorité pour s’imposer au reste du monde.
Les gains de la révolution islamique permettent de recréer une indépendance de la pensée et de la science que l’époque du Shah avait annihilée en adoptant le modèle de l’Occident. Les militaires de l’époque du Shah étaient formés en France et aux Etats-Unis.
J’ai osé dire à mes interlocuteurs qu’il existait encore des penseurs stratégiques et des intellectuels indépendants mais qu’ils n’ont pas droit de cité s’ils ne pensent pas dans la doxa atlantiste. J’ai mentionné les talents de l’écrivain Philippe de Saint-Robert et sa recension récente d’un livre du théologien orthodoxe Jean-François Colosimo, « Les hommes en trop », parue dans la revue Espoir du début 2016 :
« Visiblement Jean-François Colosimo pense que c’est avec le chiisme que nous aurions le plus d’affinités. »C’est la Constitution iranienne, écrit-il, qui prévoit des postes de députés pour les chrétiens, les juifs, les zoroastriens, et c’est la saoudienne qui assimile la manifestation d’une quelconque forme de liberté religieuse, hors la Sunna, à une profanation passible de la peine capitale. (…) A la différence de la clôture sunnite sur le Coran, la Loi et la répétition, le chiisme représente un islam de la prophétie, de la médiation et de l’interprétation. Parce que pensée du milieu entre Dieu et l’homme, le visible et l’invisible, l’apparent et le secret, la théologie chiite rouvre l’histoire à l’attente d’une délivrance incarnée. » En quoi nous nous serions donc trompés en soutenant l’Irak contre l’Iran pour complaire aux Américains qui avaient une revanche à prendre sur la période la plus agressive de la dictature des mollahs, installés par nous-mêmes, faut-il le rappeler, à Téhéran. »
S’il est vrai que les débuts de la révolution iranienne ont étés brutaux pour asseoir son pouvoir politique- quelle révolution ne l’a pas été, notamment la nôtre-, le régime, sous la direction de l’imam Khomeiny a rapidement appliqué ses préceptes religieux de tolérance, même pendant la guerre contre l’Irak où les chefs militaires n’ont pas été autorisés à utiliser les mêmes moyens que leurs adversaires jugés inacceptables. (Gaz)
Géopolitique
Les questions financières sont au cœur de leurs études : ils estiment que la dette publique mondiale de 58.000 milliards de dollars, avec des échanges qui ne reposent que sur du papier émis chaque jour sans être adossé à l’or, ne peut que déboucher sur une crise générale. Ils rappellent que les civilisations basées sur l’usure (le reba du Coran), ont toutes disparues sous les coups des barbares ou d’autres cultures : Jérusalem, Sparte, Rome. En Occident ce système a commencé à Venise il y a 700 ans, illustré par Shakespeare dans « Le marchand de Venise ».
La Russie est l’objet de leurs études pour lesquelles ils ont reçu le penseur russe Alexandre Douguine et sa mission eurasienne ; ils voient en Vladimir Poutine un grand stratège. Pour eux, la Russie se détourne de l’Europe pour construire avec l’Asie des partenariats commerciaux financiers et stratégiques. Face à la belligérance de l’Europe envers elle en Ukraine, elle utilise ses atouts en Syrie.
Elle est regardée comme la principale puissance qui a compris les musulmans, soutient les vrais, chiites comme sunnites, et devient leur héros. Pour cette raison elle peut combattre efficacement le terrorisme islamique approvisionné par les six dictatures familiales du Moyen-Orient : Arabie Séoudite, Emirats Arabes Unis, Koweït, Bahreïn, Jordanie, Qatar, ainsi qu’Israël. Etats qui empêchent la création d’un état pour le peuple palestinien.
Elle a fait une croix sur la Turquie actuelle qui perd beaucoup de cette rupture et Poutine en augmente sa popularité.
Les relations de la Russie avec l’Iran sont étroites et nombreuses dans le domaine commercial, notamment agricole, mais aussi stratégique. En Syrie ils ont les mêmes intérêts à défendre et font les mêmes analyses. La concertation est constante sur les opérations militaires. Ils estiment que 7 000 tchétchènes sont dans les rangs de DAESH.
La Russie redevient une puissance de premier ordre en s’appuyant sur une conception humaniste de l’homme, inspirée par sa foi orthodoxe qui la conforte dans l’adversité. C’est pourquoi, malgré les vicissitudes, elle surmontera les épreuves et pourra devenir un pôle civilisationnel.
Ils entretiennent avec la Chine des rapports étroits car leurs intérêts se recoupent souvent, de même qu’avec de nombreux pays asiatiques. En outre ces pays ont gardé avec eux des relations pendant la difficile période des sanctions. De même avec la Turquie qui, si elle a des objectifs opposés à eux, notamment en Syrie, a besoin d’eux pour sortir de l’impasse stratégique dans laquelle elle s’est placée par ses options en Syrie. Le Premier Ministre turc était d’ailleurs en visite sur place dans ce but.
Ils ont également diverses relations avec des pays africains, notamment francophones, dans l’agroalimentaire, les matières premières et le pétrole.
Vis-à-vis de l’Occident, ils regrettent la disparition de la France du général de Gaulle qui avait une pensée humaniste et prônait l’indépendance des nations, le respect des différentes cultures et le droit des peuples à disposer eux-mêmes de leur destin. Le Général avait compris, lui, que les états-nations étaient la meilleure expression des souverainetés populaires et ils voient en lui un visionnaire pour l’humanité, au même titre que l’Imam Khomeiny, décelant beaucoup d’analogies dans leurs visions.
Ils insistent sur le respect des minorités en Iran où 5 députés représentent leurs intérêts au Parlement :
Sur les 100.000 chrétiens d’Iran, 80 % sont des Arméniens orthodoxes, dont beaucoup ont étés accueillis lors des massacres en Turquie, et leur Patriarche Sebouh Sarkissian se félicite de l’ouverture des chiites d’Iran. Ils ont 2 députés ; les assyriens et chaldéens en ont 1 ; les juifs 1 ; les zoroastriens 1, grâce aux quotas qui leur sont accordés par la Constitution car le suffrage universel ne leur laisserait aucun représentant.
Conclusion
Les Iraniens sont fiers de leur patrimoine culturel et des capacités de résilience dont ils ont fait preuve face aux sanctions de l’Occident. Ils ont conscience d’être dans une position géographique stratégique et qu’ils représentent un marché de 400 millions d’habitants par leur voisinage. Ils n’oublient pas ceux qui les ont soutenus pendant ces années difficiles au cours desquelles ils ont développé une économie de subsistance dans de nombreux domaines, notamment agricole.
Depuis l’accord du 14 juillet 2015, et surtout depuis le début de l’année 2016, les délégations étrangères se succèdent à un rythme élevé, montrant l’intérêt économique que leur témoignent beaucoup de pays, tout particulièrement les asiatiques, Coréens, Japonais, Vietnamiens, Chinois, Indiens, Pakistanais, Afghans. Les Européens ne sont pas absents mais doivent faire preuve de savoir-faire car les Iraniens sont intéressés par leur technologie mais ne partagent pas leur doctrine.
Des officiels britanniques, allemands et russes viennent en visites privées.
La France doit chercher les moyens de retrouver une place de choix en Iran car, si la diplomatie française hostile depuis deux présidences n’est pas oubliée, elle dispose quand même d’un capital culturel ancien qui pourrait retrouver de l’éclat pour peu qu’elle fasse preuve d’indépendance vis-à-vis de la doctrine atlantique et surtout qu’elle essaie d’équilibrer ses liens avec les monarchies sunnites du Golfe qui ont à l’évidence moins d’avenir que la Perse qui revient avec force dans le concert des nations.
Alain Corvez
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