Les sociopathes (de France Télécom à Macron), par Frédéric Lordon

Source : Le Monde diplomatique, Frédéric Lordon, 31-05-2019
Umberto Boccioni. — « États d’esprit III : ceux qui restent », 1911.
Concédons d’emblée que la catégorie de « sociopathe » n’est sans doute pas ce qu’on fait de mieux en la matière. Ici, du moins à condition de lui donner ce qu’il faut de prolongements, elle suffira amplement pour ce qu’il s’agira de faire entendre. Le plus grand mérite du procès France Télécom, c’est de nous faire passer des abstractions aux réalités sensibles, avec au surplus un effet de récapitulation qui laisse abasourdi. Les prévenus sont là, et ils « s’expliquent ». À les écouter, on se demande presque si ça n’est pas pire encore que la commission des faits mêmes. « Sociopathe » désigne cette catégorie d’individus étrangers à toute régulation de la moralité élémentaire et parfaitement insensibles à la souffrance d’autrui, on pourrait même dire à l’humanité des hommes. Lombard, Wenès, Barberot (1) : ce sont des sociopathes. D’humanité, ou plutôt de sa disparition, il est question dans le témoignage du médecin du travail qui a eu à connaître de France Télécom, et parle d’« une violence insoutenable, une inhumanité qu’elle n’aurait jamais imaginée dans cette entreprise (2) ».
De la manière dont les dirigeants de France Télécom discouraient à l’époque, nous savons à peu près tout : les départs qui « se feront par la porte ou par la fenêtre », « la fin de la pêche aux moules », la « mode des suicides », la « crise médiatique », et même, a-t-on découvert récemment, « l’effet Werther », sous-daube pour pensée managériale, à base de fausse science (« l’effet Trucmuche ») et de rehaussement culturel en toc (« nous sommes des humanistes tout de même »), qui « élabore » à partir de la vague de suicides mimétiques qu’aurait occasionnée Les souffrances du jeune Werther — entendre : les suicidés se sont beaucoup émulés les uns les autres, qu’y pouvons-nous donc ?

Les hommes comme des choses

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