2006–2016 : élection, « bavures », émeutes, manifs, 49-3 et état d’urgence, la France n’a pas pris une ride

Clichy-sous-Bois, 2015

2006–2016 : une décennie en miroir

2006–2016 : une décennie déjà nous sépare des révoltes populaires de l’automne 2005 médiatisées sous le nom de « crise des banlieues », et de l’intense mouvement social du printemps 2006, s’opposant à l’application du décret censé aboutir à la mise en place du Contrat Première Embauche. Les événements se succèdent à une telle vitesse dans le cours de l’actualité que nous ne prenons pas toujours le temps de les mesurer à l’échelle de l’histoire. Le documentaire Quand la France s’embrase, enquête sur le maintien de l’ordreréalisé en 2007 par David Dufresne et Christophe Bouquet, coproduit et diffusé par France 2, nous permet d’appréhender aujourd’hui la dimension historique de cette année si particulière.
En bien des points, l’année 2005–2006 trouve son pendant historique dans l’année 2015–2016. Climat préélectoral, violences policières, mort de plusieurs « jeunes de banlieue », redécouverte de ces violences par la jeunesse bourgeoise sortie dans la rue pour mener des mouvements sociaux d’envergure, échec de la jonction entre révolte bourgeoise et révolte populaire, passage en force d’une « loi travail » avec usage de l’article 49-3, gouvernement par décret, manipulation politique des forces de l’ordre, couverture politique et pénale des policiers mis en cause, ambiance de pré-guerre civile et guerre de la communication de masse.

Du point de vue de la rue et de la police

Le documentaire exploite des images inédites, issues d’une part de vidéos d’amateurs, réalisées par de simples citoyens, témoins des événements, tournées du point de vue de la rue, et d’autre part, des archives de la police. Par ailleurs, il présente le point de vue de différents acteurs de premier plan, dont certains ont depuis fait la une de l’actualité pour d’autres raisons.

On y trouvera donc les témoignages de François Molins, alors procureur de Bobigny, Philippe Laureau, directeur central de la sécurité publique, patron des BAC et de tous les policiers de France, Claude Dilain, maire PS de Clichy-sous-Bois, Bruno Laffargue, directeur des renseignements généraux à Paris et en proche banlieue, Pierre Marchand-Lacour, commandant des compagnies de CRS de Seine-Saint-Denis, Jean-Christophe Lagarde, maire de Drancy, Jean-Pierre Mignard, avocat des familles des victimes, Samir Mihi, ami de Bouna, voisin de Zyeb, Claude Guéant, directeur de cabinet du ministre de l’Intérieur Sarkozy.

Du fait divers à l’affaire d’État

Banderole faisant référence à l’acquittement des policiers mis en cause dans les décès de Zyed Benna et Bouna Traoré
Les réalisateurs parviennent à nous faire comprendre comment les événements s’enchaînent au cours d’un processus par lequel, très rapidement, « on sort du fait divers, on rentre dans l’affaire d’État ».
Tout commence peut-être le 20 juin 2005, lorsque le ministre de l’Intérieur Sarkozy promet lors d’une visite nocturne parfaitement scénarisée à La Courneuve en Seine-Saint-Denis de « nettoyer les cités au Kärcher », avant de déclarer, le 25 octobre de la même année à Argenteuil devant des journalistes subjugués : « vous en avez assez de cette bande de racailles, hein ? Eh bien on va vous en débarrasser ».
Deux jours plus tard, à Clichy-sous-Bois, Bouna Traoré, 15 ans et Zyed Benna, 17 ans, trouvent la mort dans un transformateur EDF en tentant d’échapper à la police. Muhittin Altun, 17 ans, est grièvement blessé. Tout s’emballe alors très vite. Le soir du 27, des mouvements de rue débutent. En plein Ramadan, lors de la nuit du destin, une grenade lacrymogène d’origine policière tombe près de la mosquée Bilal de Clichy-sous-Bois. Le lieu de culte est enfumé. Les circonstances de cet incident demeurent troubles. Les émeutes touchent alors toute la France, y compris des territoires n’ayant jamais connu jusque là de trouble majeur.

Chaos volontaire ?

Invalides, 23 mars 2006
C’est de cette situation de chaos que naîtra l’initiative du Contrat Première Embauche. C’est du moins comme cela qu’elle sera présentée par le gouvernement, via son intégration à un projet de « loi pour l’égalité des chances ». C’est ainsi que les réalisateurs établissent le lien entre ces révoltes et la contestation du projet de CPE quelques mois après. La confusion la plus totale survient le jeudi 23 mars 2006 lorsque les manifestants rejoignent la place des Invalides et s’y font agresser par des individus manifestement étrangers au cortège. Patrick Buisson, à l’époque conseiller de Sarkozy, a récemment rendu témoignage de la stratégie employée par le ministère de l’Intérieur pour semer le chaos au sein des mouvements politiques contestataires :

« Nous avions pris la décision de laisser les bandes de Blacks et de Beurs agresser les jeunes Blancs aux Invalides, tout en informant les photographes de Paris Match de la probabilité de sérieux incidents. Nous avons tremblé à l’idée qu’il puisse y avoir un blessé grave. Mais, au fond, ça valait la peine d’endurer pendant une demi-journée les sarcasmes des médias. » Il ajoute : « L’émotion fut en effet à son comble, après la publication de photos […] dont l’opinion ne retiendrait qu’une chose : des hordes sauvages étaient entrées dans Paris. » À cette époque, Jacques Chirac est Président, Dominique de Villepin Premier ministre et Nicolas Sarkozy — qui pense à l’Élysée tous les matins en se rasant — ministre de l’Intérieur. »

Voilà qui nous donne une idée du type de stratégie immonde à laquelle les individus qui ont le destin de la France entre leurs mains sont prêts à s’adonner pour gravir les échelons du pouvoir.

Pourrissement et infiltrations

Le documentaire fait part du sentiment de confusion qui régnait alors, mais les réalisateurs ne disposaient pas en 2007 des éléments leur permettant de discerner l’étendue de la perversité des stratégies politiques ayant généré cette confusion. Stratégies de pourrissement qui ne sont pas sans rappeler celles employées récemment par le gouvernement socialiste lors de la contestation de la loi Travail et de l’émergence du mouvement de la Nuit debout. Un CRS, témoin des événements de mars 2006 aux Invalides, a lui-même effectué cette comparaison avec la gestion policière de la loi Travail de 2016 dans un document publié par le syndicat CGT Police. À cet égard, la mention précise dans le documentaire des stratégies d’infiltration des mouvements de « casseurs » par la police est précieuse.
Les réalisateurs, par ailleurs, décrivent bien l’étendue de la mascarade de la déclaration de l’état d’urgence alors que la crise ayant émergé après les événements de Clichy-sous-Bois était en cours de résolution. Plutôt que de rétablir l’ordre, qui était en grande partie revenu, cette déclaration a mis les vies des habitants et des fonctionnaires de police en danger, dans le seul intérêt d’une basse opération de communication politique.

Aux victimes oubliées

Si le documentaire aborde les conditions tragiques des décès de Bouna, Zyed et Muhittin, on regrettera qu’aucune mention ne soit faite de Jean-Jacques Le Chenadec, retraité vivant à Stains, décédé le 7 novembre 2005 après avoir pris un coup de poing alors qu’il tentait d’éteindre le feu d’une poubelle ; de Salah Gaham, 34 ans, gardien d’immeuble décédé le 3 novembre 2005 après avoir été frappé alors qu’il tentait de venir en aide à des étudiants suite à un incendie s’étant déclaré dans le quartier de Planoise à Besançon ; de Jean-Claude Irvoas, battu à mort le 27 octobre 2005 à Épinay-sur-Seine alors qu’il photographiait un lampadaire pour le compte de la société de mobilier urbain qui l’employait ; d’Alain Lambert, gardien du lycée de la Plaine-de-Neauphle à Trappes, mort le 21 novembre 2005 asphyxié alors qu’il tentait d’éteindre un incendie.

Qui sont les racailles ?

Dans une chanson diffusée cette année intitulée Racailles, Kery James, auteur et interprète, a fait référence à la formule prononcée par Nicolas Sarkozy à Argenteuil le 25 octobre 2005.  On ne saurait donner meilleur épilogue à ce documentaire.

Galil Agar
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