« Seul sur Mars » et tous pour un ! Encore une colonisation des esprits ?

Depuis la seconde guerre mondiale, le cinéma américain a toujours poursuivi (et atteint) l’objectif de subjuguer les foules par des productions toujours plus coûteuses, gravitant autour de thèmes récurrents dont le fameux mythe du « héros solitaire ». Révélé par les acteurs de films d’action, il sera plus encore idéalisé et mythifié par l’explosion des « blockbusters » où le héros prend sa pleine dimension, devenant « super-héros ».
Issu des fameux Marvel ou DC-Comics, celui-ci domine le box-office. Mais de plus en plus, le « super-héros » se rationalise, et tend à fusionner avec le « héros solitaire ». On le remarque notamment dans les productions les plus récentes comme « Le Livre d’Eli » ou « Je suis une Légende ». Elles montrent cette mythification du héros, dans une ambiance apocalyptique, qui confirme l’entrée d’Hollywood dans la mythification messianique. Le héros quasi-biblique y combine selon l’idéologie américaine contemporaine, puissance et triomphe. Comme s’il existait un « sens de l’histoire » au cinéma avec un vainqueur triomphant, un contenu moral explicite et une dimension d’adversité si manichéenne qu’elle ferait de l’ombre aux contes de fées.
Au thème du « super-héros » s’ajoute un autre thème également récurrent : la conquête ! Qu’elle soit terrestre (la guerre) ou spatiale, elle inscrit dans les consciences l’idée que la colonisation est synonyme de triomphe universel.
« Seul sur Mars », le dernier film de Ridley Scott (sorti en France le 21 octobre dernier) ne déroge pas à ces règles.
Dans un futur proche, Mark Witney, astronaute de la NASA, se retrouve coincé sur Mars à la suite d’une tempête qui a manqué de tuer tout l’équipage. Witney, heurté par un débris, est abandonné par son équipe qui retourne sur Terre, le laissant pour mort. Il finit par se réveiller sur une planète dont il est devenu le seul habitant. Il devra y survivre 4 ans avant d’espérer retourner sur Terre.
Écrit par Drew Goddard (1), le scénario du film « Seul sur Mars » s’inspire du roman éponyme écrit en 2011 par Andy Weir. Il est produit par les sociétés Scott Free Productions (société de production de Ridley Scott), la 20th Century Fox et la Mid Atlantic Films (spécialisée dans la réalisation de séries mais qui participe également à la réalisation de long-métrages tels que 47 Rônin ou Hercule (2)). Matt Damon tient le rôle principal.
À noter que Ridley Scott avait réalisé en 2014 le film « Exodus », qui mettait en scène Moïse (Christian Bale), prophète du monothéisme, affrontant Ramsès (Joël Edgerton). Revisitant l’histoire biblique, ce film faisait des deux protagonistes des frères élevés ensemble et finissant par devenir ennemis.
En ces temps de troubles géopolitiques et de tensions extrêmes entre puissances rivales, il nous parait indispensable d’analyser les productions cinématographiques américaines sous l’angle du souci constant d’assurer la pérennité de la puissance impériale.

Premières impressions du « spectateur lambda » devant Seul sur Mars

Le film met en avant une véritable science-fiction de la vie sur Mars. Les réalisateurs semblent avoir voulu représenter une simulation de vie sur Mars, telle que des scientifiques auraient pu la concevoir. Il ressemble presque à un documentaire sans la mise en scène typique des films américains.
En effet, il s’agit d’une production « à l’américaine » avec les mêmes archétypes du protagoniste américain : seul, beau, grossier, fort, débrouillard et évidemment vainqueur de toutes les difficultés. Cette description rappelle une forme de « messianisme de cinéma » (3), des héros toujours seuls qui réussissent toujours leur mission dans des situations apocalyptiques. Le manque de réalisme du film, où le protagoniste reste serein et détendu tout au long des évènements, est partout flagrant.
Mais il est davantage intéressant d’étudier le contenu éthique du film. La question que pose le film semble est la suivante : l’humanité doit-elle sauver ce scientifique bloqué à 225 millions de kilomètres de la Terre ?

Spéculation éthique et enjeu idéologique de conquête des esprits

Centrer l’enjeu du film sur ce thème n’évacue-t-il pas purement et simplement sa véritable dimension éthique ? Si le film nous énonce que l’on a l’empathie de sauver un être humain malgré le danger encouru, en a-t-on aussi pour éradiquer les formes d’injustice les plus élémentaires sur terre ? Cette question est balayée du revers de la main.

Une moralité artificielle face à la réalité de l’éthique contemporaine

La question morale de ce film est de faire s’interroger le spectateur sur la nécessité matérielle et surtout éthique du sauvetage périlleux du protagoniste : doit-on le faire ? En avons-nous les moyens ? La volonté ?
Il est aisé de constater que ces questionnements restent artificieux. Bien que le scénario invite le spectateur à penser cette aventure comme une fiction qui se déroule dans une réalité alternative, elle n’échappe pas aux fondamentaux éthiques : une puissance en déclin économique comme les États-Unis dans le monde réel se retrouve capable, dans un monde virtuel alternatif d’effectuer des missions sur d’autres planètes, Mars en l’occurrence ici.
Cette distorsion de la réalité est d’autant plus criante que les problématiques vis-à-vis de la pauvreté, de l’hygiène ou des guerres que nous connaissons peuvent être ainsi très facilement évacuées sous le prétexte du caractère « fictif » du film. Il n’en reste pas moins que les questionnements éthiques doivent pouvoir être posés car si on les introduit dans le film, il faut également les confronter à la réalité. Et cette réalité n’est pas bien difficile à décrire lorsque l’on sait qu’organiser une mission sur Mars est, budgétairement équivalent à mettre fin à l’insuffisance sanitaire dans tel ou tel pays du monde. Lorsque l’on confronte ces éléments à la réalité, on sait que rapidement, l’illusion s’effondre… La morale artificielle de ce film ne possède pas ce caractère uniquement pour lui donner une légitimité réflexive, elle est aussi présente pour cacher sa dimension militante : de nombreux détails dans le film témoignent d’ailleurs de cette idéologie de conquête.

La conquête des esprits : l’espace appartient à celui qui l’a conquis le premier

On note ainsi la présence de la Chine en tant que collaboratrice au sauvetage du protagoniste. Cela doit être mis en parallèle de la volonté d’occulter totalement la Russie, pays pionnier de la recherche et de la conquête spatiale et encore aujourd’hui rival des États-Unis dans ce domaine. L’industrie aérospatiale russe est restée parmi les plus performantes et dans le domaine aérien notamment, les moteurs russes restent parmi les plus prisés (4) pour leur fiabilité.
Un autre élément remarquable est l’omniprésence, tout au long du film, du drapeau américain et du sigle de la Nasa. Ce détail pourrait paraître anodin pour un film produit aux États-Unis et parlant de conquête spatiale. Il n’en est rien. Souvent associés dans les mêmes plans, toujours parfaitement visibles du spectateur, ils soulignent toutes les 3 minutes le message devant s’imprégner dans la pensée du spectateur : « ce sont des Américains qui ont conquis Mars ».

Enfin, cette permanence du protagoniste intelligent, dont on met en valeur la solitude sur Mars mais également son ingéniosité et sa débrouillardise, est typique des films américains, où le protagoniste survit dans une « Happy End », et réussit sa mission avec brio, sans trop d’efforts ni d’angoisse face à des situations hors du commun.
On pourrait même s’interroger sur le caractère quasi-messianique mis en valeur par la solitude du personnage, perdu seul dans le désert et déconnecté de tous, si ce n’est des spectateurs avec qui il communique, dans une mise en scène réussie, qui ferait croire à ces derniers qu’ils sont en réalité les seuls compagnons et destinataires des messages qu’il enregistre.

Les enjeux stratégiques : la poursuite de la subversion idéologique

Il s’agira de comprendre ici en quoi ce film s’inscrit directement dans la ligne d’une guerre idéologique et donc d’une propagande pro-américaine.

Une polarisation subtilement organisée

Aujourd’hui, dans les cercles d’études politiques et géopolitiques, personne ne veut parler de guerre froide ou de « nouvelle guerre froide », mais sur la scène internationale, deux blocs s’affrontent bien, avec des intérêts qui se contredisent et d’autres qui sont parfois littéralement opposés.
D’un côté, le monde dit « judéo-chrétien », dont les États-Unis sont le porte-drapeau (en français, lisez le « suzerain »), avec l’Europe pour alliée (vassale serait le mot le plus juste). La guerre n’est pas si froide que cela : les États-Unis dominent en matière de puissance militaire, politique et économique. Le qualificatif de « judéo-chrétien » est de plus en plus assumé par ailleurs par les pays européens, en particulier ceux de l’Europe de l’Ouest (France et Allemagne en tête de liste, le Royaume-Uni étant par essence LE pays judéo-chrétien d’Europe).
D’un autre côté, le monde orthodoxe et chinois : très difficile à définir, la Russie est néanmoins leader des pays orthodoxes (5). La Chine quant à elle, puissance impériale (non-assumée), et possédant une présence incontestable dans l’économie des pays d’Asie (en particulier ceux du Sud-Est). Elle est également une grande puissance militaire mondiale. Sans être à proprement parler alliés, Russie et Chine poursuivent néanmoins un partenariat stratégique fort.
La pensée stratégique américaine est basée sur deux constats : la Chine est une menace sur le plan économique (6) tandis que la Russie est une menace sur le plan géopolitique et diplomatique (7).
La conquête spatiale n’a pas été et n’est pas une simple affaire d’orgueil nationaliste. Il s’agit du troisième espace, après la conquête des Terres et de la Mer par les impérialismes anglo-saxon à partir du XVIe et XVIIe siècle et américain à l’aube du XXème siècle (ces deux puissances sont de véritables impérialismes vainqueurs historiques sur tous leurs rivaux). D’où la volonté d’écarter toute référence russe dans ce domaine, celle-ci étant le principal rival des États-Unis dans le domaine spatial, tout en intégrant la Chine qui prendrait le statut d’ « invité » (8).
En bref, l’évolution des technologies a toujours suivi la voie de l’espace aérien et par extension l’espace exo-géographique, à savoir l’espace au sens commun du terme.

Évolution du cinéma de science-fiction américain et perspectives idéologiques

L’industrie cinématographique américaine a toujours accompagné la volonté politique du pays en faveur du contrôle de l’espace. Durant les années 80, sous la présidence Reagan, le projet IDS (pour « Initiative de Défense Stratégique » et connu également sous le nom de « Star Wars »), fut lancé en vue de conquérir l’espace et d’y écarter toute initiative stratégique de l’URSS. Presqu’à la même époque, naissait le plus grands succès de l’industrie cinématographique hollywoodienne, avec la Saga « Star Wars », trilogie (au départ) réalisée par Georges Lucas, qui se poursuivra jusque dans les années 2000.

Il n’est d’ailleurs pas étonnant mais très révélateur qu’un autre film de science-fiction, ayant pour thématique des « guerres interstellaires futuristes » soit sorti plus récemment au cinéma (Star Wars épisode 7 plus précisément, suite des volets précédents mais produits par les studios Disney, et dont les droits ont été vendus par Georges Lucas à ladite compagnie (8)).
La conquête du troisième espace, ne pouvant plus être seulement militaro-industrielle, pourrait-elle passer par une conquête idéologique ? La stratégie impériale américaine ne s’est jamais réellement écartée de cette vision, et s’est habillement servie de sa puissance culturelle en vue de modifier le paysage idéologique des nations qu’elle conquiert (notamment en Europe occidentale). S’agit-il en réalité d’une conquête des esprits ? De nombreuses questions se mêlent à la nouvelle stratégie idéologique impériale américaine.
Il est intéressant de mettre en parallèle ces éléments qui doivent aller de paire avec les prochaines sorties de l’année 2016. Au programme entre autres : « Independance Day Resurgence », à savoir la suite d’« Independance Day », film sorti en 1996, et dont la sortie est prévue le 27 juillet 2016, et « Star Trek Sans limite » dont la sortie est prévue pour le 17 août 2016. Les enfants pourront également apprécier « L’Age de glace 5, les lois de l’Univers », dont le distributeur est encore une fois la 20th Century Fox. Ainsi, de nombreux films issus des productions hollywoodiennes vont encore une fois assurer la poursuite de la conquête des esprits et ce dès le plus jeune âge (9).
À noter que le prochain « Star Wars » pourrait, selon les rumeurs, mettre en valeur une « romance homosexuelle » (10). Il marquerait ainsi une rupture avec l’idéal de puissance et de conquête en faisant place à un nouveau modèle concurrenciel de la société contemporaine américaine : d’un côté la volonté « d’ouverture » et la publicité, auprès des spectateurs, du modèle de société « moderne » et de l’autre les fondamentaux stéréotypés américains : « la bible, le fusil et la ferme ».
La puissance impériale idéologique américaine ne doit connaître aucun rival.
Ryûkage

Notes :
1. Réalisateur et scénariste américain, il participera également à l’élaboration du script, entre autres, de World War Z, film américain de Science-Fiction, réalisé par Marc Forster, mettant en scène une épidémie destructrice qui transforme les humains en zombies.
2. http://www.imdb.com/company/co0177233/
3. On entend ici par messianisme du cinéma, cette mythification du héros du cinéma propre à Hollywood passant également par les codes du messie, vu par l’évangélisme protestant américain (qui est très différent du protestantisme commun et plus encore du protestantisme allemand notamment). Cette figure du Messie, lorsqu’elle est comprise comme la lecture des pasteurs américains évangélistes, est celle d’un homme solitaire, qui triomphe non pas par la sagesse ou le sacrifice comme l’enseigne le messianisme catholique, mais par la force, la puissance et la morale sur des ennemis impies et barbares. Il s’agit d’un messianisme manichéen ou les ennemis sont parfaitement (et naïvement) identifiables. Cela est bien plus fortement présent dans le film « Le Livre d’Eli », d’Albert et Allen Hughes. Ici, le film Seul sur Mars en reprend seulement certaines caractéristiques, qui sont toutefois notables.
4. https://fr.sputniknews.com/international/201602201021940497-rd-180-moteurs-russe-fusee-americaine/
5. La Grèce a perdu ce statut de leader à cause, notamment, de la crise économique.
6. Samuel Huntington, Le Choc des Civilisations. Théorie de rapports géopolitiques et civilisationnels. Selon cette théorie, le monde musulman représente une menace pour les civilisations européenne et américaine.
7. Zbignew Brzezinski, Le Grand Échiquier, dont la thèse établie dans le livre doit être mise en corrélation avec celles d’Huntington.
8. Il finira d’ailleurs par le regretter, faisant une sortie remarquée énonçant qu’il « n’avait pas aimé le film » et s’écriant avoir « vendus Star Wars à des esclavagistes blancs » (Cf. http://www.leparisien.fr/laparisienne/societe/culture/video-star-wars-george-lucas-tacle-le-nouvel-episode-31-12-2015-5412631.php), avant de s’excuser.
9. La permanence de la puissance idéologique américaine ne tient pas seulement sur la conquête spatiale mais plus largement sur la conquête culturelle des esprits, l’imagerie et la technologie américaine dans le cinéma étant de très haut niveau et ainsi permettant de « fasciner » et captiver les foules.
10. http://www.thedailybeast.com/articles/2016/02/26/j-j-abrams-gay-characters-coming-to-star-wars.html
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