L’Europe sous Merkel IV : l’équilibre de l’impuissance, par Wolfgang Streeck

Source : American Affairs, Wolfgang Streeck, 2018

L’Europe, telle qu’elle est organisée – ou désorganisée – dans l’Union européenne (UE), est un étrange animal politique. Elle comprend d’abord les politiques intérieures de ses États membres qui, au fil du temps, se sont profondément entrelacées. Deuxièmement, les États membres, qui sont encore des États-nations souverains, poursuivent des intérêts définis au niveau national par le biais de politiques étrangères nationales dans le cadre des relations internationales intra-européennes. Troisièmement, ils ont le choix entre s’appuyer sur une variété d’institutions supranationales ou sur des accords intergouvernementaux entre coalitions choisies de volontaires. Quatrièmement, depuis le début de l’Union monétaire européenne (UEM), qui ne comprend que dix-neuf des vingt-huit États membres de l’UE, une autre arène des relations internationales européennes est apparue, constituée principalement d’institutions intergouvernementales informelles, considérées avec suspicion par l’UE supranationale. Cinquièmement, tout cela s’inscrit dans les conditions géopolitiques et les intérêts géostratégiques de chaque nation, qui sont liés en particulier aux États-Unis d’une part, et à la Russie, à l’Europe de l’Est, aux Balkans, à la Méditerranée orientale et au Moyen-Orient d’autre part. Et sixièmement, il y a au plus profond du système étatique européen une bataille permanente pour l’hégémonie entre ses deux plus grands pays membres, la France et l’Allemagne – une bataille que les deux nient. Chacun des deux, à sa manière, considère sa prétention à la suprématie européenne comme juste et même évidente, l’Allemagne à tel point qu’elle ne reconnaît même pas ses ambitions en tant que telles.1 De plus, les deux prétendants à l’hégémonie sont conscients qu’ils ne peuvent réaliser leurs projets nationaux qu’en y intégrant l’autre, et pour cette raison ils présentent leurs aspirations nationales comme des projets « d’intégration européenne » basés sur une relation particulière entre la France et l’Allemagne.
Pourtant, depuis la crise financière de 2008, au moins, cet arrangement a connu de plus en plus de perturbations. Les systèmes politiques nationaux se transforment sous l’impact de l’intégration des marchés internationaux et de la réaction « populiste » qui s’y oppose. Les disparités économiques entre les pays membres s’accentuent, un pays en particulier, l’Allemagne, accumulant l’essentiel des bénéfices de la monnaie commune, condition impossible à corriger dans le cadre de l’UEM [union économique et monétaire, NdT] telle qu’elle est constituée par le Traité de Maastricht. Les intérêts nationaux en ce qui concerne les institutions économiques de l’Union diffèrent largement entre les différentes variantes du capitalisme qui y sont rassemblées. Alors que les crises qui s’ensuivent sont depuis quelque temps dissimulées par des « opérations de sauvetage » et des mesures d’urgence successives, l’heure de vérité semble maintenant arrivée. Le Royaume-Uni est sur le point de partir, ce qui modifie l’équilibre du pouvoir entre les pays membres. Les pressions s’intensifient en faveur d’une « réforme », mais les États membres et les institutions supranationales semblent être dans l’impasse. L’ancienne « méthode communautaire » de report des décisions cruciales semble avoir atteint ses limites ; pendant ce temps, les risques s’accumulent.
Cet exposé se propose de démêler certaines des questions complexes qui sont à la source de l’impasse européenne. Il soutient que les politiques de l’Europe sont tenaillées entre les réalités nationales et une idéologie post-nationale. L’Europe souffre d’une négation collective du fossé entre les deux, au nom d’une « idée européenne ». Et, en forçant à « l’intégration » de plus en plus poussée de sociétés nationales hétérogènes, le fossé entre l’idéologie et la réalité se creuse encore davantage. L’Europe de l’idée européenne est un avenir sans passé, à l’innocence séduisante pour un continent marqué de souvenirs de guerre et de génocide. Mais c’est aussi un avenir sans présent : pour être acceptable pour ses diverses composantes, il ne peut être défini que vaguement afin que chacun puisse y lire ce qu’il veut. Les tensions entre les diversités nationales et l’unité supranationale ne peuvent donc pas être traitées efficacement, car cela révélerait à la fois le vide de l’idéologie et les conflits sous-jacents. Les crises émergentes doivent être traitées par l’improvisation au jour-le-jour, laissant derrière elles un assortiment obscur et déroutant d’institutions mal articulées.Lire la suite

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