Raymond Boudon

J'avais, dans un article précédent, exprimé mon admiration pour la pensée de Bainville, pour sa lucidité et son talent. En effet, il voyait l'émergence du nationalisme français comme une réponse à l'affaiblissement de notre Etat tout en portant un regard critique sur le mouvement se propageant en Europe qui, avec la diffusion du sentiment national et du nationalisme, amenait de graves troubles ; il craignait l'idée de nationalité et ses conséquences. Cette seule observation en fait un écrivain méritant une attention soutenue. Cependant, bien que j'aie de grands désaccords avec certains courants universitaires, je me suis sans doute montré trop dur à leur égard ou trop imprécis. Je profite donc de cet article pour nuancer ce que j'ai certainement mal exprimé. J'en profite au passage pour exprimer mon sentiment : l'introduction que j'ai faite dans l'article en question est par ailleurs très mauvaise. Les universitaires dont je parlais dans mon article sur l'Histoire de France sont ceux qui appartenaient à l'école des Annales où se trouvait, durant une période de l'entre-deux-guerres, de nombreux détracteurs de Bainville. On peut reprocher à cette école historique d'avoir un temps délaissé la réalité politique (l'histoire de l'Etat, des grands hommes ou des grands chefs, l'histoire diplomatique aussi), cette autocritique, Marc Bloch l'avait lui-même formulée et intégrée ; en outre l'école des Annales a d'une manière générale, et assez curieusement, minoré le rôle des hommes au sein de leur propre environnement. On peut évidemment trouver de nombreux défauts dans le travail de Bainville, en revanche, quoique n'abordant l'histoire que d'un point de vue politique, il décrit le façonnement de la France par les grands personnages, les individus de pouvoir. N'était-il pas celui qui disait : « Il n'y a eu de civilisation qu'à partir du jour où des hommes, au lieu de manger tout le gibier de leur chasse et de se gaver, ont fumé ou salé de la viande, ce qui a permis à la tribu de se livrer à d'autres travaux. » Une telle approche présente des similitudes avec celle de Boudon et de son individualisme méthodologique. Bainville définissait la civilisation ainsi : « En d'autres termes, la civilisation est d'abord un capital. Elle est ensuite un capital transmis. Car les connaissances, les idées, les perfectionnements techniques, la moralité se capitalisent comme autre chose. Capitalisation et tradition, - tradition c'est transmission, - voilà deux termes inséparables de l'idée de civilisation. Que l'un ou l'autre vienne à manquer, et la civilisation est compromise. Toute grande destruction, toute sédition de l'individu, toute rupture brutale avec le passé sont également funestes pour la civilisation. » Selon l'historien les actions des hommes forgent le présent et l'avenir du mouvement collectif, elles sont même à l'origine de la civilisation. Or si l'on prétend par exemple que les phénomènes sociaux déterminent l'individu, il faudrait alors qu'ils agissent d'une façon magique depuis le futur sur des situations passées, à moins que la temporalité ne soit pas linéaire et que l'effet précède la cause. Cela impliquerait qu'il exista l'esclavage avant le premier esclave soumis à son maître ou le principe féodal avant le premier vassal et son seigneur. Autrement dit, en adhérant à un déterminisme absolu, on admet implicitement que le phénomène social apparut sur terre avant toute forme de vie humaine, ce qui est une croyance métaphysique hors du champ de l'analyse rationnelle. Cette caractéristique de la prose bainvillienne est en contradiction avec un certain déterminisme qu'il attachait à l'Allemagne. Il est vrai qu'il n'avait rien du théoricien, ce qui transparaît dans son écriture au caractère empirique marqué. Pour être clair et éviter les confusions, il s'agit bien ici de replacer le phénomène social dans sa réalité causale plutôt que de nier son existence ou son importance. La sociologie peut ainsi être un phare, éclairant de sa méthode les autres disciplines comme l'histoire. Je vous propose cet extrait d'un entretien avec Raymond Boudon, qui fut un sociologue important et un des opposants principaux à Pierre Bourdieu, ainsi qu'une interview plus longue. Bourdieu est beaucoup plus connu et demeure aujourd'hui très influent, notamment au sein du monde universitaire. Pour ma part, je reste sceptique sur nos expériences républicaines, principalement en raison de notre histoire et des effets du parlementarisme que l'on a pu observer au siècle dernier avec les IIIème et IVème Républiques. Mais ces échecs s'expliquent peut-être par des lacunes circonstancielles et nous ne pouvons exclure, par simple réflexe, que des améliorations puissent les corriger. Après tout, la Suisse ne se porte pas trop mal. Question complexe qu'est la politique, le suffrage universel et ce que tous deux impliquent. Sur le sujet de l'organisation politique le doute prédomine donc en ce qui me concerne, malgré des certitudes que l'expérience peut fournir. La chose certaine - et ce n'est qu'une intuition : les monarchies européennes, établies comme un système dans lequel les pouvoirs sont exercés par un seul homme, ont disparu pour laisser place à une nouvelle ère, de la même façon que l'Empire romain les avait précédées ; pour le moment cette forme d'Etat ne semble pas près de revenir.
Voir en ligne : http://www.agoravox.tv/IMG/jpg/Raymond-Boudon-01.jpg

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