Il est devenu courant, que ce soit au cours d’une soirée entre amis ou d’une promenade sur Internet, d’entendre et de lire de multiples jeunes qui pensent fuir le système capitaliste mondialisé en se promenant inlassablement sur les routes des quatre coins du globe, le sac au dos.
Pas un jour ne se passe sans que l’on ne soit amené à lire ces divers témoignages, dont la presse est friande, et qui relatent avec délices leurs aventures racontées sur des blogs dont la lecture n’apporte que peu d’éléments intellectuels ou enrichissants.
Avant d’aller plus loin, je souhaiterais préciser ici que je parlerai là d’une nouvelle forme de voyage que j’assimilerais au parasitisme nomade déraciné. Ayant moi-même passé de multiples années à vagabonder sur les routes de France – à la manière d’un Orwell, en me projetant volontairement au plus près de la vie vraie – je ne saurais dénoncer ici le voyage en tant que tel. Je ne m’attaque pas aux formes archaïques du voyage, je choisis de dénoncer ce qui est devenu une coutume pseudo-émancipatrice et de m’intéresser aux causes de celle-ci.
De quoi ce nouveau nomadisme peut-il bien être le nom ?
Prenons pour exemples deux articles publiés à quelques mois d’intervalle dans les colonnes du Nouvel Obs, afin d’essayer de comprendre le cheminement intellectuel de ces nouveaux nomades.
Premier exemple : J’ai lâché mon CDI pour voyager sans argent : j’ai gagné une liberté qui ne s’achète pas.
Que nous apprend le récit de ce voyageur des temps modernes ?
Dès les premières lignes de son récit, il nous dit ceci : « Dans notre société actuelle, il me semble qu’il y a deux moyens d’être matériellement serein. Soit on est immensément riche, soit on choisit de ne rien posséder. »
Il faut s’inscrire en faux avec cette première assertion. J’ai personnellement connu un hippie qui ne possédait qu’un slip et une pipe à eau, moins libre qu’un CSP+ qui roulait en Merco… La sagesse n’est pas de réduire drastiquement ses possessions ou de les multiplier ad nauseam, c’est de laisser aux objets la place conceptuelle qui est la leur : des objets. Acquérir compulsivement ou volontairement se contraindre à ne posséder qu’un petit nombre d’objets, c’est la même chose : c’est accorder une trop grande attention à la possession.
Dès lors, comment affirmer que la seule alternative qui nous soit offerte dans nos sociétés modernes réside dans le choix entre devenir riche et se contraindre à ne rien posséder ? Il s’agit là d’une fadaise sans nom et d’un contre-sens philosophique qu’un enfant de 10 ans serait à même de comprendre. Se perd celui qui réfléchit en fonction de son nombre d’objets, pas celui qui prend le parti de se foutre du modèle de ses chaussures, tant que celui-ci est fonctionnel et lui permet de marcher.
Poursuivons notre lecture. « L’astuce consiste à choisir une date idéale et de regarder les prix du billet pour les 45 jours précédant et les 45 jours suivant cette date. C’est fou les écarts de prix d’un jour à l’autre. Ensuite, il ne faut pas se précipiter et observer l’évolution des prix des voyages sélectionnés et attendre le bon moment pour acheter ce qui sera votre bon coup. »
C’est en effet une bonne manière de trouver un billet d’avion peu cher sur Internet. Mais on s’éloigne là vertigineusement de la vie ascétique telle que souhaitée dans les premiers paragraphes de l’article. Le processus n’est pas si éloigné que celui du trader lorsqu’il attend le bon moment pour vendre ou acheter ses actions, et ainsi spéculer sur le prix du blé dans une partie du monde qu’il ne foulera jamais de ses pieds cirés et boursouflés par trop peu d’activité physique.
Quant au moyen de transport en lui-même, que nous dit-il sur nous ?
J’ai souvenir d’une discussion passée, pendant laquelle un vieil homme me disait qu’il trouvait fort intéressant le fait que le temps qu’il lui faudrait pour effectuer le vol Paris – New York en 2016 correspondait peu ou prou au temps qu’il aurait fallu à son père pour rejoindre la préfecture de sa région en partant de son village, sur une vieille roulotte tirée par les chevaux.
Comment peut-on seulement s’imaginer voyager lorsque nous assistons passifs au trajet qui nous mène de notre point de départ à notre point d’arrivée ?
Le voyage est un moment à vivre, un ancrage dans le temps, et il ne faut pas être féru de philosophie pour comprendre qu’il est plus important de se concentrer sur le chemin que l’on effectue, plutôt que sur la finalité de celui-ci : le hall d’aéroport qui constituera notre premier contact avec le pays visité et qui – comble de l’ironie ! – est toujours plus ou moins similaire.
Il serait fastidieux de répondre point par point à l’ensemble de ce texte, et pour certains passages, il me serait nécessaire de mettre à l’épreuve mon honnêteté : quand il dit vouloir apprendre à vivre sans argent, on ne peut qu’être d’accord et opiner du chef.
On comprendra aisément que j’articule essentiellement ma critique sur la politique de ces voyages plus que sur leurs formes réelles. Qui n’a en effet jamais tremblé en lisant Jules Verne, ou frémi avec Jack London, lorsqu’il était enfant ? La rencontre de l’autre, le voyage initiatique, sont des aspects importants d’une vie réussie, mais une fugue implique toujours un retour, et lorsque l’on fuit pour abandonner quelque chose, on l’emmène nécessairement dans ses bagages, que ceux-ci soient volumineux ou pas…
Concentrons-nous donc sur le point d’orgue de cette prose : « Avant de vouloir être heureux, il nous faut apprendre à ne pas être malheureux. J’ai découvert une source de joie et ma raison d’être aujourd’hui est de partager la source de cette joie. C’est la raison d’être de mon blog, de mon livre et de ma page Facebook : on peut vivre autrement. »
On connait la musique, au moins depuis le tetrapharmakos d’Épicure :
- Les dieux ne sont pas à craindre ;
- La mort n’est pas à craindre ;
- On peut atteindre le bonheur ;
- On peut supprimer la douleur.
Oui mais voilà, l’hédoniste a une certaine tendance à ne voir dans l’homme qu’un ventre sur pattes et à volontairement éluder que ce dernier possède aussi un œil et une main…
Pour m’épanouir, j’ai besoin de souffrir et d’être heureux, dans une juste proportion des deux.
Je fais le choix d’éluder sciemment le fait qu’il vive du RSA tout en continuant ses voyages, parce que n’importe quel esprit doté d’un minimum de bon sens se rendra compte qu’il est dans une démarche opposée à celle qu’il prétend incarner. Partisan du salaire à vie, je ne puis m’offusquer que chacun reçoive une somme d’argent lui permettant de vivre décemment ses aspirations et ce en effectuant des tâches qu’il aurait choisies au préalable : seulement, il me semble naturel que pour ce faire, la moindre des choses serait de participer à la vie de la Cité, d’une manière ou d’une autre, et certainement pas en allant courir le bal ou pêcher la truite.
Passons au second article, désormais : Baroudeuse en Asie depuis un an, je suis devenue inadaptée à la vie en France.
Je ne répéterai pas les arguments que j’ai utilisés dans la première partie de l’article, puisque le discours creux de cette auto-proclamée baroudeuse sont les mêmes que ceux énumérés dans l’article précédant.
Je choisis de sciemment passer directement à la fin de celui-ci, où l’auteure nous dit :
« J’ai peur du mode de vie français, de me retrouver enfermée dans le système, de retourner dans une vie routinière, de travailler entre quatre murs, de faire le même trajet tous les jours pour aller au travail, de ne pas vivre avec passion… Je ne me vois pas un instant retourner dans la monotonie du quotidien et dans la tristesse de la routine. Je crois que je souffrirais énormément de devoir me contenter d’un ciné pour me divertir alors qu’ici, chaque paysage me scotche pendant des heures. Tout n’est que découvertes et sensations fortes. »
Quelle misère… Est-ce donc tout ce que l’on peut imaginer trouver pour se divertir, un ciné ? Pis encore : tout est dit dans son dernier paragraphe. « Je souffrirais de devoir me contenter d’un ciné pour me divertir. » Divertissement. Toujours ce bon vieux divertissement. Divertissez-moi, semble s’écrier cette baroudeuse, pour oublier que ma vie intérieure se résume au néant sidéral que je n’entends que trop lorsque je ne suis pas en mouvement ou avachie devant ma télé.
En ce qui me concerne, lorsque je me promène dans les campagnes environnantes de ma ville avec la main de la femme que j’aime dans le creux de la mienne, je ne ressens pas la tristesse et la monotonie du quotidien décrites par cette baroudeuse. Lorsque je participe à une maraude pendant laquelle plusieurs citoyens se proposent de donner un peu de nourriture et plus important encore, de temps, aux SDF qui s’entassent sur nos trottoirs sous l’œil méprisant de nos responsables politiques, tout n’est que découvertes. Lorsque je m’installe le soir avec une tasse de thé et un livre, et que je choisis de m’évader un peu plus à chaque pagé tournée, je crois que je souffrirais énormément de devoir me contenter d’un paysage…
Alors, d’où vient ce besoin de fuir notre société au lieu de rester dans celle-ci afin de participer à son amélioration ?
Il faut y voir en premier lieu la volonté politique de la caste capitaliste mondialiste, qui n’a de cesse de proclamer à qui veut l’entendre : Apatrides du monde entier, monades isolées, unissez-vous sous la bannière mondialiste du Capital !
Que cela soit le fait d’un appel de personnalités médiatiques – on se souvient du cinglant Barrez-vous adressé à la jeunesse française par les Mouloud Achour, Mokless et le triste Félix Marquardt, pro-atlantistes et totalement déracinés – ou de séries d’invectives de la part de nos décideurs politiques, l’appel à ne plus être enraciné nulle part mais présent un peu partout trouve un écho particulier dans les cœurs de ces jeunes à mi-chemin entre la désespérance et l’oubli ontologique de nos racines radicales.
Qui a oublié le fameux « Un pays c’est un hôtel », de Jacques Attali, corbeau de mauvaise augure mais qui n’a eu de cesse de nous seriner quel serait notre futur.
Certes, beaucoup de ces jeunes-là s’apaisent loin du tumulte de nos vies modernes, écrasées par le stress et broyées par un fétichisme de la marchandise toujours plus agressif. Certes, ils trouvent une paix relative, et peuvent ensuite regarder de haut l’ouvrier de chez Peugeot qui, après ses 8 heures de boulot quotidiennes, préfère suivre les résultats du PSG que de se plonger dans la lecture d’un livre de bouddhisme zen.
Certes. Mais à quel prix ? Ont-ils seulement conscience, à l’image de notre baroudeuse qui se targuait de travailler un temps à l’accueil des touristes, [l’]aide à la gestion du centre, [la] préparation des repas… de créer une économie qui ne serait plus qu’une économie de services, si chère au cœur de notre ami Jaquie ? Sont-ils capables de comprendre la dichotomie évidente qu’il y a entre le producteur sédentaire et le nomade parasite, qui consomme ses voyages à défaut de consommer des séries TV ?
Enfin et pour finir, je souhaiterais rappeler une chose évidente mais qu’il faut encore et toujours préciser. Pas un seul d’entre nous n’a pas songé à un moment ou à un autre à mettre les voiles. Pas un. Seulement, nous sommes toujours là. Toujours là pour rappeler qu’il y a aussi et surtout une jeunesse en France qui pense, qui agit, et qui reste ici, qui reste ici alors qu’elle pourrait tout aussi bien se tirer. Mais voilà, nous, nous faisons le choix de résister. Nous en prenons plein la gueule, nous nous faisons gentiment démolir par les médias d’une part et par nos amis djeuns qui sont trop des gens ouverts sur le monde tavu, mais nous serrons les dents et continuons de lire, d’agir, et de penser des solutions pour construire ensemble une société décente.
Si le tirage au sort des élus s’impose, ce sera du fait de ceux qui seront restés et se seront battus pour. Si le salaire à vie commence à sérieusement être une alternative discutée dans l’opinion publique, c’est parce que nous n’avons pas été nous faire dorer la pilule sur une plage d’Asie.
En plus, aujourd’hui, en France, le temps est dégueulasse.
« L’enracinement est peut-être le besoin le plus important et le plus méconnu de l’âme humaine. C’est un des plus difficiles à définir. Un être humain a une racine par sa participation réelle, active et naturelle à l’existence d’une collectivité qui conserve vivants certains trésors du passé et certains pressentiments d’avenir. Participation naturelle, c’est-à-dire amenée automatiquement par le lieu, la naissance, la profession, l’entourage. Chaque être humain a besoin d’avoir de multiples racines. Il a besoin de recevoir la presque totalité de sa vie morale, intellectuelle, spirituelle, par l’intermédiaire des milieux dont il fait naturellement partie »
— Simone Weil.
Kevin Amara
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