« Si loin que l'on remonte dans l'histoire, on retrouve ces deux attitudes fondamentales, l'une régie par la métaphore, l'autre par le principe d'identité. Le principe d'identité est la loi de la pensée et de l'action lucides […] La métaphore, au contraire, est le mode d'association des images qui règne dans le rêve ; c'est la souple logique de l'âme, à quoi correspond dans les intuitions de l'art et de la religion la parenté de toutes les choses […] Ce que l'on appelle l'humanité supérieure n'est sans doute qu'une tentative pour fondre ensemble, après les avoir prudemment séparées, ces deux grandes moitiés de la vie que sont la métaphore et la vérité. » Robert Musil, L'homme sans qualités.
Le mythe, compris comme récit allégorique rendant compte de pratiques sociales en fonction des valeurs fondamentales d'une communauté à la recherche de sa cohésion, a été mis au ban de nos sociétés modernes concurremment à la disparition progressive des traditions orales. Le divorce entre mythe et réalité a depuis lors été acté, reléguant son étude à un niveau d'intérêt moindre encore que celui des idées religieuses. Mésestimer la dimension mythique de la vie revient néanmoins à omettre que c'est La quête qui créé le mythe et pas l'inverse. Cette quête est commune à l'humanité entière et perpétuelle — car il s'agit peut-être de la seule qui vaille vraiment —, et fait intervenir le mythe comme un outil privilégié d'émancipation (et ou de libération). En d'autres termes, le mythe ne peut se résumer à être qu'un résumé fantasmé et imprécis d'actes passés, mais propose bien au contraire de créer, par les éléments mêmes de son récit, une tension féconde et signifiante pour l'inconscient, entre réel et construction imaginaire, invitant à une certaine manière d'être et devant guider l'action … dont l'objectif implicite est d'induire directement au sein d'une communauté partageant les mêmes valeurs, une physiologie nouvelle du monde qui l'entoure. La mythologie chinoise constitue un bon exemple du dédale infernal que peut représenter, pour le lecteur moderne, l'étude des mythes. Celle-ci est foisonnante et fait intervenir nombre d'éléments disparates et contradictoires dans son discours, rendant le tout peu digeste même pour un esprit un tant soit peu curieux. Pour l'interprète, les écueils peuvent être nombreux et l'entreprise en soi est périlleuse. Parmi les facteurs d'échecs, on peut compter par exemple le fait de ne pas arriver à faire converser les grands mythes d'une même culture entre eux, manquant par là toute chance de pouvoir faire sens dans l'esprit de tout à chacun. Si cette tentative de vulgarisation de la mythologie chinoise par Nota Bene est louable, elle manque néanmoins son but dès lors qu'elle perd de vue le caractère propre à chacun de ses acteurs (et le dialogue qu'ils instaurent) … mais aussi leur temporalité. Le mythe de Pangu 盤古, présenté comme central dès lors qu'on veut donner un aperçu de la mythologie chinoise à un Occidental, car il constitue une sorte de pendant à la Théogonie d'Hésiode de la mythologie grecque, qui prodigue une explication plus ou moins claire et cohérente de l'origine du monde, est un développement tardif de la mythologie chinoise (env. IIe siècle ap. J.-C.) et peut-être même d'influence indienne. Cela est problématique, car dans ce cas précis, il convient de trouver la ou les origines mythiques des éléments du récit lui-même présenté comme un mythe. Une plongée dans les profondeurs impossible si l'on ne maîtrise pas les bases. Pour remonter aux racines de la mythologie chinoise, il convient de comprendre les mythes fondateurs de cette civilisation. Soulignant le caractère universel des grands mythes, ceux de la Chine ne dérogent pas à la règle et sont centrés autour du thème du Déluge. Ils sont d'ailleurs communs à toute l'Asie orientale et l'Asie du Sud-Est. Tel que le sinologue Jean Lévi le souligne, ils peuvent être répartis en deux groupes distincts : « Un premier cycle raconte les exploits d'un héros civilisateur qui aménage le monde et sépare les deux ordres de la culture et de la nature après la confusion causée par l'inondation ; on le retrouve dans les sociétés hiérarchisées et étatiques, où il fournit la justification du pouvoir dynastique, le démiurge étant le fondateur de la première lignée royale. Le second, où un frère et une sœur, uniques survivants du Déluge, donnent naissance à une nouvelle humanité, articule le récit autour de l'opposition entre indivis et fragmentaire ; propre aux sociétés tribales égalitaires, il a pour fonction de rendre compte de la division en clans, voire en ethnies. » (1) La Chine, vaste contrée aux ethnies multiples, a intégré ces deux types de mythes. Ce premier mythe a été formalisé dans la geste de Yu le Grand, dont on dit qu'il est à l'origine de la maîtrise des fleuves et lacs chinois, mais aussi et surtout le fondateur de la dynastie des Xia (la première dynastie chinoise encore semi-légendaire de nos jours). Le second mythe se retrouve dans le mythe de Fuxi et Nügua, frère et sœur, mari et femme et souverains inventeurs de la civilisation. Jean Lévi poursuit : « Confucianisme et taoïsme sont les héritiers respectifs de ces deux tendances, Yu le grand est, avec Yao, Shun, le roi Wen et le duc de Zhou, le parangon du Sage Souverain confucéen. Il constitue la figure emblématique de l'action civilisatrice propre au Monarque, grâce auquel les hommes ont pu réaliser leur nature en s'extrayant de l'animalité. Confucius dans les Entretiens se répand en hymnes à sa louange […] Le rôle de Yu le Grand est double. La pacification des eaux opère la division et le quadrillage de l'espace et le rend habitable. Cet ordonnancement topographique horizontal trouve sa projection sur le plan zoologique et social ; il sanctionne la séparation des hommes et des animaux d'une part et des hommes eux-mêmes en classes hiérarchiques d'autre part, la royauté héréditaire constituant le couronnement et la raison d'être de cette activité discriminante. » La survivance du deuxième type de récit mentionné plus haut est plus subtile dans le taoïsme, mais le mythe de Fuxi et Nügua en forme l'armature conceptuelle : « Dans ce cycle, la courge joue un rôle central, à la fois comme symbole de l'indistinction, moyen de transport et fruit de l'inceste. Les évocations du principe primordial qui émaillent les stances du Livre de la Voie et de la Vertu, qu'elles recourent aux images de la maternité, du fœtus ou du tohu-bohu, sont comme les échos de la séquence des légendes des minorités de la Chine du Sud et de toute l'aire Sud-Pacifique, où l'héroïne accouche d'une outre ou d'une courge — concrétion emblématique du chaos — qui doit être découpée en rondelles pour donner naissance à une nouvelle humanité. » Une histoire du Zhuangzi narrant le meurtre de chaos est tout à fait saisissante à cet égard. (3) On retrouve notamment dans ce récit les éléments suivants : sac informe, éclair, démembrement de la Totalité… « Voilà qui conduit tout droit au mythe du Déluge des Miao. On y retrouve en effet les mêmes ingrédients. Fuxi et Nügua survivent au déluge provoqué par un dragon maître du tonnerre, grâce à la courge gigantesque issue des graines offertes par le roi dragon, dans laquelle ils ont pris place. Échoués en haut d'une montagne, ils s'accouplent, mettent au monde une courge ou bien une masse de chair informe qui coupée en rondelles, donnera naissance aux différents peuples. […] De même que la geste de Yu vise, chez les confucéens, à justifier l'institution monarchique, la cosmogénèse taoïste , qui emprunte ses éléments au cycle de Fuxi et Nügua en les sublimant, a des implications libertaires. La société modèle dont rêvent les taoïstes est la communauté primitive où tous les biens sont en commun et où le pouvoir est sans pouvoir. » (2) La place assignée par les uns et par les autres à l'homme et à la nature est inverse. Les confucéens font de l'homme le centre de l'univers et le couronnement de la création en sorte que la nature et tout ce qu'elle produit lui sont subordonnés. Pour les taoïstes tout au contraire l'homme n'est qu'un des éléments d'une création impétueuse et bouillonnante dans laquelle il doit savoir se fondre, faute de quoi il contrevient à sa nature et, s'opposant au cours spontané des choses, provoque calamités et catastrophes. Confucianisme et taoïsme sont renommés, avec Jean Lévi, les "deux arbres de la Voie", en pastichant L'homme sans qualités de Robert Musil, où le principe d'identité et la métaphore, les deux attitudes fondamentales antinomiques présidant à l'histoire de l'humanité, selon son héros, sont appelés "les deux arbres de la vie". À travers la dimension mythique, sont ainsi embrassés "les deux pôles antithétique de la structuration sociale et politique". Bien que partageant indéniablement un certain nombre de points communs, on peut toutefois s'interroger sur la pertinence d'une telle image et l'association faite ainsi par Jean Levi entre confucianisme et taoïsme. Il n'existe malheureusement pas de vidéos pertinentes pour illustrer tout cela. On peut noter un extrait du seul entretien vidéo du sinologue, traducteur, auteur et ancien directeur de recherche au CNRS, daté de 2011 où il fait le parallèle entre le pouvoir totalitaire chinois et le despotisme démocratique. C'est l'occasion d'aborder la troisième « école de pensée » très influente en Chine : le légisme, que l'on pourrait rapprocher de loin à nos physiocrates, fondateurs de la science économique, mouvement né en France à partir des années 1750. Enfin, un extrait d'entretien qui pose la question de la pertinence de l'appréhension de la culture chinoise, et plus particulièrement du taoïsme, pour un Occidental du XXIe siècle. (1) Jean Lévi, Les Deux arbres de la Voie : Le Livre de Lao-Tseu / Les Entretiens de Confucius, Les Belles Lettres ; Édition : Bilingual (17 mai 2018), p. XI. (2) op.cit., p. XII-XVI. (3) Voir Jean Lévi, Propos intempestifs sur le Tchouang-Tseu : Du Meurtre du Chaos à La Révolte des Singes, Allia, 2016.
Voir en ligne : https://www.agoravox.tv/IMG/jpg/Mythologie_chinoise.jpg
Source