Le texte de Jacques Cotta, que je conseille à tous de lire[1], est une réflexion sur la nature des Gilets Jaunes et de leur mouvement. Il lance un débat important, débat auquel ce présent texte se veut à son tour une contribution. On n’insistera pas sur les implications du mouvement ni sur les réactions des uns et des autres. On veut ici présenter quelques premières réflexions sur les conséquences de ce mouvement. Car, ce mouvement fait naître de très nombreux fantasmes, tant à droite qu’à gauche. Il est vrai qu’un mouvement où l’on voit essentiellement des drapeaux tricolores, où l’on entend surtout chanter la Marseillaise, a de quoi désarçonner qui se complait dans les rites de la « gôche ». Ce n’est pas le cas de Jacques Cotta. Je ne reviens donc par sur son analyse, dont je partage un certain nombre de points. Je voudrai ici plutôt insister sur d’autres éléments qui ne me semblent pas moins importants.
La prise de conscience de la force collective
Un mouvement social, il faut toujours le rappeler, c’est d’abord et avant tout une expérience collective au sein de laquelle des individus isolés prennent conscience de leur force une fois qu’ils sont rassemblés. On se souvient de cette phrase écrite par Karl Marx dans le 18 Brumaire de Louis-Bonaparte : « Les paysans parcellaires constituent une masse énorme dont les membres vivent tous dans la même situation, mais sans être unis les uns aux autres par des rapports variés. Leur mode de production les isole les uns des autres, au lieu de les amener à des relations réciproques (…)Ainsi, la grande masse de la nation française est constituée par une simple addition de grandeurs de même nom, à peu près de la même façon qu’un sac rempli de pommes de terre forme un sac de pommes de terre »[2].
De nombreux historiens et sociologues ont fait ce constat avec les différents mouvements sociaux, de la Révolution de 1789 au mouvement contre les projets d’Alain Juppé en 1995, en passant bien entendu par 1936 et 1968. Mais, ce mouvement social là, celui des Gilets Jaunes, a ceci de particulier qu’il fait vivre cette expérience collective à des gens qui étaient à priori aux antipodes de celle-ci. La très grande majorité des participants à ce mouvement appartiennent aux professions libérales, sont des petits commerçants ou de petits entrepreneurs, ou sont des travailleurs « ubérisés », soumis justement à cette ubérisation du travail dont on a tant parlé. On doit y ajouter des salariés, mais très rarement de grandes entreprises et des retraités. Le cadre d’existence de ces personnes ajoute aussi à l’isolement qu’ils peuvent connaître dans le cadre de leur travail : c’est la France dite « péri-urbaine », des petites villes mais aussi des lotissements construits à la campagne, qui s’est exprimée dans ce mouvement. On y reconnaît les traits de la France dite « périphérique » analysée par Christophe Guilluy[3]. Ce cadre d’existence est marqué par un retrait, plus ou moins important des services publics laissant ces personnes encore plus isolées, encore plus dépendantes de leur moyen de transport individuel. La combinaison de l’isolement sur le lieu d’activité et de celui sur le lieu d’existence aboutissait à rendre invisibles ces personnes mais aussi à le mettre hors de la vie politique et associative. On a beaucoup glosé sur la prégnance du vote Marine le Pen ou Front National chez les Gilets Jaunes. Mais, la réalité était bien plus une domination des attitudes abstentionnistes.Lire la suite