Norman Finkelstein sur Mao Zedong, Hassan Nasrallah et l'avenir du Moyen-Orient

Norman Finkelstein sur l'émission Renegade Inc., épisode intitulé Accusations d'antisémitisme contre le Parti Travailliste, Russia Today UK, le 20 mai 2019. Source : https://www.youtube.com/watch?v=OPYfLY2cAi4 Traduction : lecridespeuples.fr Voir la première partie de cette interview : Norman Finkelstein sur Jeremy Corbyn et les pompiers pyromanes de l'antisémitisme Transcription : Journaliste : Vous avez fait beaucoup de recherches, et vous avez étudié la situation dans le monde de manière très détaillée. Lorsque vous regardez le monde aujourd'hui, que voyez-vous ? Norman Finkelstein : Je vais être franc à ce sujet. Je n'aime pas les faux-semblants. J'ai dû prendre des décisions à certains moments de ma vie : est-ce que je vais être un grand théoricien (universel) ? Ou vais-je me concentrer sur une toute petite partie du monde et l'étudier de fond en comble jusqu'à la maitriser parfaitement, dans tous ses recoins ? (J'ai fait le deuxième choix.) Journaliste : Et quelle est la zone que vous avez décidé d'explorer à fond ? Norman Finkelstein : Ça s'est fait complètement par hasard. J'ai passé la plus grande partie de ma jeunesse (à militer contre) la guerre du Vietnam, pour la lutte pour les droits civiques (des Noirs), avec les travailleurs agricoles qui s'organisaient dans notre pays, Cesar Chavez, (le syndicat) des Travailleurs Agricoles Unis des USA… Puis, à un âge assez avancé, 29 ans, lorsque Israël a envahi le Liban, je me suis impliqué (dans la dénonciation des crimes israéliens au Liban). L'invasion a duré bien plus longtemps que les massacres récents d'Israël, qui ont commencé début juin et se sont terminés en septembre durant ce qu'on a appelé les massacres de Sabra et Chatila, et je me suis impliqué. Et puisque le groupe avec lequel je militais était composé de Juifs qui étaient opposés à l'invasion israélienne, je me suis mis à étudier le sujet, parce qu'il y avait toute une question sur la position (des Juifs) par rapport au sionisme, et pour diverses raisons personnelles, je n'étais pas prêt à m'engager intellectuellement dans un sens ou dans l'autre avant d'avoir étudié la question de (très) près. C'est finalement devenu mon sujet de thèse. J'avais donc maintenant un intérêt intellectuel, politique et même personnel pour cette question (israélienne)… Journaliste : Pourquoi ? Norman Finkelstein : Parce que mes deux parents étaient des survivants de l'Holocauste nazi. Ma mère et mon père étaient tous les deux dans le Ghetto de Varsovie de 1940 à 1943. Lorsque l'insurrection du Ghetto a été écrasée, les survivants, 30 000 personnes environ, ont été déportés au camp de concentration de Maidenek, et mes deux parents faisaient partie de ces déportés. Mon père s'est finalement retrouvé à Auschwitz et dans la marche de la mort d'Auschwitz, et ma mère dans deux camps de travaux forcés. Tous les membres de ma famille paternelle et maternelle ont été exterminés, tous sans exception. Comme le disait souvent ma mère pendant que nous vivions et grandissions chez elle, nous n'étions que 5 personnes au monde : moi, mes deux frères, ma mère et mon père. C'est tout. Et l'Holocauste nazi était constamment utilisé, je dirais même exploité, pour justifier les actions d'Israël. Certaines personnes pensent que j'ai une sorte d'obsession sur ce conflit, mais c'est faux. Le problème est qu'il ne s'est jamais terminé, et ne sera probablement pas résolu de mon vivant. Je ne pense pas que je puisse dire à mes amis en Cisjordanie ou à Gaza que j'en ai eu marre et que j'ai décidé de passer à autre chose. Car vous savez, eux, ils n'ont pas cette possibilité. Il leur est (littéralement) impossible de passer à autre chose, et c'est pareil pour moi. Je me suis accroché à cette question, et elle est devenue (le combat de) ma vie. Journaliste : Faisons un saut de vos 29 ans jusqu'à aujourd'hui. Décrivez-nous le Moyen-Orient de votre point de vue. Norman Finkelstein : Vous savez, lorsque j'étais jeune, j'étais un grand admirateur de Mao Zedong, j'étais ce qu'on appelle un maoïste. L'une de ses fameuses déclarations dans les années 1970 était : « Un grand désordre règne sous les cieux. C'est une bonne chose. » La plupart des gens réagissent à un tel propos en exprimant leur perplexité : comment pourrait-ce être une bonne chose ? Mais nous pensions que c'était une bonne chose, ceux d'entre nous qui… Journaliste : Pourquoi ? Norman Finkelstein : Parce qu'une stabilité fondée sur l'oppression, une stabilité fondée sur une vaste inégalité dans la répartition des richesses, et une stabilité fondée sur la misère de la majorité du peuple, où la plupart des gens vivent misérablement… Journaliste : Pourquoi avez-vous souscrit à ce propos ? Norman Finkelstein : Parce que j'étais un radical, un révolutionnaire, je voulais changer le monde et je pensais qu'il était possible de rendre le monde meilleur, plus juste et plus équitable. Avec tout le respect que je dois à Mao Zedong, il y a aujourd'hui beaucoup de désordre au Moyen-Orient, et il faut reconnaître que ce n'est pas une bonne chose. Journaliste : Pourquoi estimiez-vous ce désordre acceptable à l'époque (de Mao) ? Norman Finkelstein : Nous considérions ce désordre à l'époque comme un désordre organisé. Journaliste : Qu'est-ce que ça veut dire ? Norman Finkelstein : Un désordre organisé signifie qu'il y avait des mouvements révolutionnaires et radicaux, des mouvements, qui étaient déterminés à renverser l'équilibre des forces et des richesses dans le monde. Journaliste : Et ces mouvements vous satisfaisaient ? Norman Finkelstein : Bien sûr, il y avait beaucoup d'illusions, beaucoup de mythes, des mirages, je dois le reconnaître, et il m'est douloureux de le reconnaître, non pas que reconnaître des erreurs me dérange, je n'ai aucun mal à reconnaître des erreurs, mais c'est le fait de se rendre compte d'une jeunesse gâchée et perdue (qui me met mal à l'aise). Tout ce que j'en ai retiré, ce sont des leçons négatives, et les leçons négatives sont bonnes à prendre. Mais ça aurait été bien mieux si j'avais eu des leçons positives. Pour revenir à votre question, la Libye sous Kadhafi était un endroit horrible, certes. Mais est-ce que la situation d'aujourd'hui est meilleure ? Non ! Il n'y a qu'un grand désordre, sans résistance organisée. Il n'y a que des Seigneurs de guerre, un chaos complet. L'Irak sous Saddam Hussein était un endroit horrible. Mais est-ce que la situation qui a remplacé celle-ci durant 10 ans était meilleure ? Non ! La Syrie sous Assad ou Bachar n'est pas un bon endroit (où vivre). Est-ce que la situation que traverse la Syrie depuis 5 ans est meilleure ? Non ! Il y a un point où le grand désordre devient complètement négatif. A l'époque, nous considérions le désordre comme une étape vers la transformation révolutionnaire de la société. Vous savez que la Chine a traversé une époque de grand chaos du début du XXe siècle jusqu'à l'arrivée au pouvoir de Mao Zedong. Il y avait une guerre civile, d'une violence terrible. Elle a pris fin avec l'arrivée au pouvoir de Mao qui avait ses bons et mauvais côtés. Je pense que son bilan est positif, c'est mon avis personnel qu'on peut discuter. Mais le désordre qui règne dans presque tout le Moyen-Orient aujourd'hui est clairement un désastre absolu et total. Journaliste : Comment cela finira-t-il, si ça finit ? Norman Finkelstein : Je présume qu'il finira par y avoir des consolidations de pouvoir dans tous les pays. Est-ce que ce sera des consolidations de pouvoir positives ? Probablement pas, parce que, et c'est là une des autres leçons négatives (que j'ai reçues), à savoir que les luttes armées ne mènent pas les meilleurs individus au pouvoir. Ce sont les gens brutaux et avides de pouvoir qui parviennent au sommet, et ce type de personnes n'augure rien de bon pour l'avenir. Journaliste : Aujourd'hui, on ne peut pas parler du Moyen-Orient sans parler des Etats-Unis et du Royaume-Uni. Quelle influence ont-ils respectivement dans cette région avec leur politique étrangère ? Norman Finkelstein : Il faut considérer la question sur une longue période. On ne peut pas prétendre que ce qui s'est produit au Moyen-Orient sur la dernière décennie, par exemple, soit dissociée du genre de système imposé par les Britanniques lorsqu'ils sont venus au Moyen-Orient (en 1914), le ‘Moment Britannique', comme l'appelle l'historienne britannique Elizabeth Monroe. L'apogée de ce ‘Moment' est le chaos que nous avons aujourd'hui, car ils ont instauré tous ces régimes autocrates complètement corrompus. Et toutes les réactions qui ont suivi ont été déclenchées contre la domination britannique puis américaine de la région. On ne peut pas comprendre l'Iran sans comprendre le coup d'État (contre Mossadegh) orchestré par les Etats-Unis en 1953. Et on ne peut pas comprendre Saddam Hussein sans comprendre que les Etats-Unis l'ont (totalement) soutenu dans sa guerre contre l'Iran de 1980 à 1988. Je ne vais pas préparer de tableau comparatif précis et dire que les Britanniques ont également fait des choses positives comme construire des écoles, blablabla, à opposer à telles choses négatives… Plutôt que de faire ce tableau comparatif précis, je pense qu'il faut accepter le fait que l'apogée de cette ingérence étrangère, d'abord l'intervention puis l'ingérence, l'apogée en est ce que nous vivons actuellement, et qui est le résultat de tout ce système corrompu (instauré par les Britanniques). Journaliste : A vos yeux, pourquoi y a-t-il une amnésie sélective parmi les ministres, les politiciens et les médias lorsqu'il s'agit de parler du Moyen-Orient de manière contextualisée, comme vous venez de le faire ? Norman Finkelstein : Parce qu'il y a le sentiment qu'on leur a fait une faveur, et qu'ils ont tout gâché. J'ai connu un type glauque à Princeton, qui a fini (Professeur) à (l'Université) John Hopkins, il s'appelle Fouad Ajami. C'était l'un des grands supporters de la guerre en Irak. C'est un Arabe libanais. Il a écrit un livre après la déroute en Irak, intitulé Le cadeau de l'étranger. Le titre vous donne une idée du contenu : Nous sommes venus, nous avons mis fin à la tyrannie de Saddam Hussein, puis (les Irakiens) ont tout gâché. On leur a fait un cadeau, et ils ont tout gâché, car les Arabes sont si incompétents, si stupides, si et si… Journaliste : Est-ce une variante du ‘Fardeau de l'homme blanc', comme quoi on doit s'impliquer car nous avons une autorité et une obligation morales (de civiliser les races inférieures)… Norman Finkelstein : Oui, et l'idée sous-jacente, c'est qu'on ne peut pas tout faire, on peut les aider (mais ils doivent se prendre en main ensuite). Journaliste : Oui, mais ça laisse un fossé énorme pour déterminer le responsable de ce désastre colossal. Norman Finkelstein : Oui. Journaliste : Mais (les Occidentaux) ne se posent pas la question ? Leur hybris et leur arrogance sont-elles démesurées à ce point (qu'ils sont incapables de voir leur responsabilité) ? Norman Finkelstein : Oui, leur hybris et leur arrogance sont si démesurées qu'ils sont incapables de voir leur responsabilité. Ils ont une conception très différente de ce qui est souhaitable et désirable (pour les peuples du Moyen-Orient). Ce sont des peuples inférieurs (aux yeux de l'Occident), fondamentalement incompétents et stupides. Tout ce qu'on peut faire (pour eux), c'est instaurer une sorte de dictature bienveillante qui se tourne vers l'Occident pour puiser son inspiration. Ils ne sont pas là-bas pour instaurer des régimes démocratiques. Ils sont là-bas pour installer des régimes qui sont fascinés par l'Occident. Et ils le justifient dans leur esprit en se disant que c'est le mieux qu'on puisse espérer pour des peuples comme ça (si arriérés). Ils pensent également que les Moyen-Orientaux sont comme les Africains, qu'ils sont complètement incompétents, et que si on les laisse se débrouiller seuls, ils vont tout foirer, car c'est leur nature. C'est pour cela que malgré tout, Mao tient une place spéciale dans mon cœur. Pas parce que je suis indifférent aux crimes (qui lui sont attribués), mais parce que pour ma génération et celle d'avant, la Chine était appelée ‘l'Homme malade de l'Asie'. Il n'y avait pas de Chine (à proprement parler). Ce n'était qu'un sac de patates divisé par les Seigneurs de guerre et les différentes puissances. Et tous les stéréotypes qu'on entend aujourd'hui à propos des Moyen-Orientaux, comme quoi ils sont incompétents, stupides, inorganisés et indécis, on entendait la même chose au sujet de la Chine. Et l'une des choses que Mao a accompli, et je pense que personne ne peut le nier, c'est de restaurer la dignité du peuple chinois. C'était un nationaliste à sa manière. Il connaissait très bien l'histoire de la Chine, et il a redonné au peuple chinois sa dignité. Vous pouvez dire qu'il l'a fait de manière sévère, brutale et violente, mais personne ne parle plus de ‘l'Homme malade de l'Asie'. Journaliste : Est-ce que vous voulez dire que la fin justifie les moyens ? Parce que nous parlons de pragmatisme, et que c'est ce que vous venez de dire en substance. Norman Finkelstein : Je considère que ce sont des accomplissements (louables), et je ne vais pas prétendre le contraire. C'est pour cela que j'apprécie tant Nasrallah, le dirigeant du Hezbollah. C'est quelqu'un d'extrêmement intelligent, très concentré, très fin. C'est le seul dirigeant au monde dont les discours soient vraiment instructifs. Ils commencent par des versets et des allégories coraniques, mais ensuite, à partir du 2e quart des discours, il commence avec les faits et l'analyse, et on voit bien que c'est un type qui emploie son temps à éduquer (les autres). On sent que c'est quelqu'un qui est fier d'être arabe, fier d'être musulman. Je ne suis pas croyant, mais je considère qu'il y a quelque chose à dire sur la dignité humaine. Je ne sais pas si l'expression de ‘fier de qui on est' me convient, mais du moins, il faut ne pas avoir honte de qui on est. Journaliste : Norman Finkelstein, merci beaucoup pour le temps que vous nous avez accordé. Norman Finkelstein : Merci à vous de m'avoir reçu. Pour soutenir ce travail censuré en permanence et ne manquer aucune publication, abonnez-vous à la Newsletter.

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