Parler de communautés égalitaires sans argent, sans travail et sans État est devenu un véritable mythe urbain au XXIe siècle et pour cause, l'emprise de la société du spectacle régie par nos lois institutionnelles n'a jamais été aussi forte dans la vie des individus. Outre le fait que l'existence même de telles communautés dénuées de ces facteurs aliénants soit volontiers reléguée au rang de doux rêve utopiste (hippies) pour une partie d'entre nous, l'autre partie invoque systématiquement l'argumentaire du « tu veux revenir à l'éclairage à la bougie toi ? » Mais que peut-on dire sur cette problématique en s'y attardant quelques minutes et en se donnant les moyens de dépasser le stade de l'opinion commune ?
Avant de parler matérialité et histoire, faisons un détour par la Phénoménologie de l'esprit de Hegel, afin de donner une orientation claire au sujet, faute de quoi on peut vite se perdre. Il va falloir s'accrocher un peu au début avec Hegel, « retourneur » de crâne professionnel, mais une fois les prémices de base posées, le reste devrait être compris de façon plus limpide. Le projet d'Hegel dans cet ouvrage est de repérer les différentes figures que revêt l'Esprit à travers l'Histoire, en son devenir dialectique (ne vous inquiétez pas, vous allez comprendre). Mais comme l'Esprit est le tout, l'absolu, le Un du « tout est Un », on peut proposer cette dernière formulation : il cherche à décrire les formes successives que prend l'Esprit dans sa quête de la vérité de ce qu'il est, qui décrit en d'autres termes le sens de l'histoire. En effet, l'histoire, c'est la vie de l'ensemble des esprits peuplant notre planète bleue et ce sont eux qui en sont les acteurs. Pour arriver au terme de son épopée, l'Esprit doit apparaître à lui-même. Autrement dit : il doit prendre conscience de lui-même. Un lien essentiel apparaît donc entre conscience et esprit. L'esprit n'est tout d'abord qu'« en soi » : il est ce qu'il est, sans se savoir tel. Peu à peu, l'esprit prend conscience de lui-même : il s'apparaît à lui-même. Tout d'abord, cette conscience de soi est imparfaite ; l'esprit est donc mené de figure en figure successive, dans lequel il se précise peu à peu. Hegel nomme « pour soi » ce processus réflexif. Chez lui, conscience et « pour-soi » sont synonymes. Mais on peut avoir conscience d'un phénomène sans pour autant le connaître complètement, ce qui peut mener à commettre nombre d'erreurs. Lorsqu'on a un savoir englobant et systématique de la marche de l'Esprit à travers l'Histoire, on accède au stade du « pour-soi revenu à soi », qui n'est pas la somme des deux précédents, mais son dépassement. D'où l'idée d'une dialectique comme mouvement de l'Esprit. Il est à noter qu'ici Hegel ne prétend rien inventer, mais simplement remettre à jour dans un style moderne l'enseignement des Antésocratiques (Héraclite, Parménide et Empédocle en tête). Ainsi, on peut déduire le sens de l'histoire et sa finalité de la manière suivante. On va partir de « l'en soi », c'est-à-dire du stade où l'humanité est, autrement dit où l'Être est entier et vit comme tel. Cela peut par exemple faire référence à l'âge d'or où, en Chine et selon le Zhuangzi, les hommes de ces époques « respiraient par les talons », à sous-entendre que le Qi 氣 circulait de manière optimale dans l'organisme. De manière plus globale, c'est le stade primitif de l'humanité où tout est Être et Esprit, les plantes, animaux et la nature en général sont sur un même plan que l'homme, mais par contre, l'homme de la tribu voisine n'est pas considéré comme un homme (c'est un soi, mais différent de soi, un être bizarre quoi). Ce qui explique aussi le processus historique qui vise à retrouver cet état, mais au sein d'une humanité unie. Puis vient l'époque du « pour-soi », qu'on peut faire débuter à plusieurs dates en fonction de son interprétation, soit vers – 4000 où les communautés inégalitaires prennent leur essor et le début de la détérioration massive et systématique des écosystèmes, ou bien avec l'essor de la domination formelle de l'homme sur la nature ainsi que sur ses semblables avec l'Empire (-221 av. J.-C.). C'est l'époque où l'homme se cherche et teste ses limites. Enfin, viendra un jour la période du « pour-soi revenu à soi » qui marquera la fin de l'histoire, du moins celle que nous connaissons et un nouvel âge d'or, mais ce temps n'est pas encore advenu et est encore loin de pouvoir l'être. Vous l'aurez compris, le processus complet décrit une vision à la fois décadente et ascendante, un véritable jeu dialectique qui fait en somme toute sa grandeur. Voilà le voyage complet de l'Esprit et de l'Histoire en très résumé d'un point de vue conceptuel, passons à la pratique, qui sera aussi un très (trop) grand condensé. Ce qui fait la mise en marche de l'histoire, c'est ce qu'on peut nommer « la pire erreur de l'humanité », mais néanmoins nécessaire : l'agriculture. Le discours suivant va se référer à la néolithisation telle qu'elle se déroule en Chine, car c'est le domaine que je connais assez bien, mais le processus décrit est tout à fait similaire à ce qui se passe en Mésopotamie. Les communautés égalitaires du paléolithique et du néolithique ont été très longtemps un mythe et les rares chercheurs qui s'aventuraient dans ce domaine ont été dénigrés pendant très longtemps. C'est de nos jours une vaste question qui n'a pas encore été résolue par la communauté scientifique. Il y a plusieurs entrées possibles pour justifier leur existence autre que les preuves matérielles, mais ce sont celles qui prévalent dans le domaine des sciences. Pour prendre l'exemple de la Chine, ce n'est qu'avec l'essor de la discipline archéologique au XXe siècle et les très nombreuses découvertes que l'on a faites depuis — on a mis à jour plusieurs dizaines de cultures du néolithique jusque-là inconnues sur toute la période de la néolithisation — que l'on a pu mettre en évidence l'aspect plus que vraisemblable de l'existence de telles communautés. Pourquoi ? C'est une combinaison de plusieurs facteurs. Ce qui a de plus frappant, ce sont l'agencement des tombes, leur disposition et leur contenu, mais surtout l'évolution de toutes ces caractéristiques à travers la néolithisation. On peut aussi parler de l'agencement des habitats qui peut venir compléter tout cela, avec d'autres preuves matérielles : les objets de prestige et autres. Ce qui a de frappant notamment, c'est qu'il y a un corollaire entre tout ça et le mode de production de ces communautés. Si on reste du point de vue de la matérialité, ce dont se borne l'archéologie, on devrait dire que ce sont des communautés "apparemment" égalitaires. Car évidemment, on n'a pas de renseignement matériel sur les comportements des individus à ces époques, n'utilisant pas l'écriture, il n'y a pas de trace... Il faut bien comprendre que nous en sommes qu'au début de telles analyses scientifiques et que les personnes qui s'aventurent dans ce domaine le font avec de gros gants pour ne pas se faire ostraciser. Parler de matriarcat est par exemple encore assez tabou. On a d'autres moyens pour attester et penser avec raison qu'elles existaient bien par des témoignages postérieurs, mais c'est plus subtil. Après, il ne faut pas non plus en conclure que toutes les communautés étaient forcément égalitaires à ces époques, mais de par les traces matérielles que l'on a, il y a véritablement un processus qui s'enclenche avec la néolithisation qui bascule vers des communautés de plus en plus inégalitaires. D'un point de vue (proto)historique, tout s'enclenche avec la révolution néolithique où l'on passe progressivement des environs de -10 000 à – 5000, pour schématiser, à des communautés majoritairement égalitaires dans leur structure (sans argent, sans État et sans travail) à des communautés de plus en plus inégalitaires. On verra plus tard pourquoi on peut affirmer de telles assertions. C'est notamment vers ces époques qu'apparaissent les premières différenciations de prestige et de statut que l'on peut observer par le contenu des tombes pour ne donner qu'un seul exemple. L'origine de tout cela, c'est surtout, même s'il y a d'autres facteurs, l'apparition du stockage à grande échelle et le mode de redistribution. Avec le développement de l'agriculture, on commence à dégager un nombre important de surplus, qu'il faut gérer (avec les greniers, etc.). L'état de santé des populations se dégrade (maladies diverses, par exemple en ingérant de la poussière minérale issue du broyage des céréales qui casse l'email des dents), les virus apparaissent avec la domestication, etc., mais surtout les travaux agricoles sont pénibles et demandent à être planifiés et organisés, c'est la division des tâches. Les échanges entre communautés qui avaient cours jusque-là vont finir par ricochet à être opérées à l'intérieur même de la communauté, d'où l'importance croissante de posséder des biens, détenus en majorité par la caste dirigeante. C'est la mise en mouvement de la valeur d'échange. À partir de -5000 jusqu'aux environs de 700 avant notre ère, le processus s'accélère. La part que prend l'agriculture par rapport à la chasse et la cueillette s'accroît significativement dans les communautés agraires et la néolithisation touche de plus en plus de communautés (il ne faut pas croire que tout le monde s'est mis à cultiver son champ en même temps, de nombreuses communautés sont restées chasseurs-cueilleurs durant cette période). C'est à partir de cette époque qu'on commence à observer de sérieuses dégradations des sols et conséquemment, à plusieurs reprises, les catastrophes naturelles ont commencé à avoir de sérieux impacts chez ces communautés agraires non égalitaires. C'est dans ces communautés qu'on commence à généraliser l'érection de grands temples pour s'accorder les faveurs des dieux afin d'obtenir de bonnes récoltes. Je reviens à ma phrase précédente, et là c'est un fait, les communautés à tendance égalitaires traversent généralement mieux les crises telles que les catastrophes naturelles par rapport à celles qui ne le sont pas, et qui peuvent même disparaître (ex : culture de Hongshan). Les échanges s'intensifiant, naissent aux alentours du XXe siècle avant notre ère en Chine (ce sera plus tôt en Mésopotamie) les premières cités-États, qui sont en fait des pôles économiques majeurs et étant reliées à plusieurs territoires alentours pour garantir leur prospérité. Les rapports marchands se généralisent, autant que la division des tâches qui s'accroît au fur et à mesure de la spécialisation grandissante des métiers. C'est à cette époque où l'on retrouve le premier moyen d'échange généralisé : les cauris. À partir du dernier millénaire avant notre ère, et surtout à partir des environs de -700, l'économie, basée jusque-là autour des cérémonies rituelles se substitue au profit de l'économie commerciale (donc des biens autres que religieux), tandis que le travail du paysan, jusqu'ici fonction sociale comme les autres, devient avant tout facteur de production. La terre, jusque-là puissance métaphysique, devient aussi un bien marchand, car les terres commencent à manquer au sein des royaumes. Les alentours de 700 correspondent à l'apparition de l'argent. La Chine est l'endroit où l'on retrouve les plus anciennes monnaies au monde. Argent qui ne doit son origine qu'à l'intensification du processus décrit en amont. D'un type de guerre qui n'envoyait au combat principalement que les aristocrates et donc faisant relativement peu de victime, on passe à la guerre de masse, impliquant des paysans reconvertis en soldats. De là peut commencer l'époque bien connue des Royaumes combattants avec les premières boucheries qui font des centaines de milliers de morts et donc la guerre généralisée entre États-royaumes pour la lutte de territoires et de ressources, que l'on connaît bien encore de nos jours, sous une forme plus sophistiquée encore. Et où ceux qui sont les mieux armés et organisés peuvent donner naissance à des empires millénaires… La Première Guerre mondiale marque l'étape supérieure de ce type de domination implacable, industrialisant le tout. D'où l'émergence quasi simultanée sur le globe de personnes s'insurgeant contre la systématisation de la domination de l'homme sur l'homme et sur la nature, comme Lao Tseu, Bouddha, antésocratiques et consort et que Karl Jasper nomme (sans vraiment comprendre les tenants et aboutissants de ce dont il parle) d'âge axial. Ces idées vont être reprises plus tard par Jésus (ou sa fable) vu l'échec cuisant de ces derniers. La naissance de la philosophie n'est, en ce sens, que la réponse apportée au mal-être qui n'a depuis lors cessé. Le point nodal de cette mise en marche de l'histoire vient de la mise en mouvement de la valeur d'échange dont le travail, l'État et l'argent sont les agents corollaires. Ils ne sont pas éternels et c'est là aussi où réside la véritable mystification contemporaine. Aux époques reculées de l'humanité dans les communautés de chasseurs-cueilleurs, il n'y avait en effet pas de travail (aliénant), mais un produire en commun. La nuance paraît insignifiante, mais elle est de taille. Une autre mystification vient du fait que les communautés égalitaires soient le fait du paléolithique et du néolithique, voire jusqu'à une période tardive, mais que tout ait disparu depuis, que cette nostalgie n'a plus lieu d'être. C'est oublier non seulement, pour revenir en Occident, le message du Christ, mais aussi par exemple de certaines grandes insurrections paysannes du Moyen-Âge comme celles des Croquants ou bien des Nus-pieds et plus tard avec les guerres de Vendée, qui ont toutes remises en question ce triptyque infernal de l'argent, de l'état et du salariat. Mais aussi les expériences révolutionnaires de la Commune de Paris, de Barcelone 36-37, de Budapest en 56, et bien d'autres encore… Est-il besoin de préciser que tous les États s'étant réclamés du communisme (en réalité capitalistes d'état) sont par essence même d'habiles impostures ? Pourquoi faut-il garder espoir que ces mécanismes d'aliénation disparaissent un jour ? Tel un cri étouffé par ceux qui font l'histoire, il ne faut pas oublier toutes ces luttes passées qui conditionnent et fondent notre identité. Il est dans la nature de l'être humain de combattre de tels mécanismes, et c'est bien ce à quoi nous invite le Zhuangzi dès les premières lignes de l'ouvrage, de manière assez originale certes : « Il est dans les brumes de l'océan Septentrional un immense poisson, long de je ne sais combien de milliers de lieues, nommé K'ouen. Le K'ouen se métamorphose en un oiseau appelé P'eng, dont le dos mesure des milliers et des milliers de lieues. Le P'eng, dans un élan furieux, prend son essor, déployant des ailes plus vastes que les nuages qui flottent dans le firmament. Profitant de la marée, il s'élance pour migrer jusqu'aux confins de l'océan Méridional — l'Étang Céleste. [...] » Même s'il y a plusieurs strates de lecture, on peut dire que c'est l'éveil de l'Esprit par un élan « furieux » qui est ici décrit et qui promet l'assurance d'un voyage merveilleux. Enfin pour terminer, un conte chinois, que l'on qualifie volontiers « d'anarchiste » : La source aux fleurs de pêchers. « La vérité́ s'inscrit toujours en négatif des apparences. » Hegel Pour bien appréhender le sujet, cet article n'est pas suffisant et risque de générer plus d'incompréhension qu'autre chose. Il faut lire, lire et relire… En fin de compte, je propose et vous disposez. Merci @ Qaspard Delanuit et Voter après la monnaie qui m'ont donné l'idée de mettre en forme cet article suite à nos échanges dans les commentaires. Bibliographie pêle-mêle (en français) :
- Marshall Sahlins, Âge de pierre, âge d'abondance. L'économie des sociétés primitives
- Alain Testart, Avant l'histoire : l'évolution des sociétés, de Lascaux à Carnac.
- Pierre Clastres, Chroniques des indiens Guayaki
- Philippe Descola, Par delà nature et culture
- L'œuvre de Karl Marx et d'Engels (et non Karl Marx n'était ni marxien, ni marxiste, ni léniniste, ni maoïste, ni staliniste et j'en passe), Manuscrits de 1844, Critique du programme de Gotha, L'origine de la famille, de la propriété privée et de l'État etc.
- Francis Cousin, L'Être contre l'avoir. Pour une critique radicale et définitive du faux omniprésent...
- George Orwell, Hommage à la Catalogne
Voir en ligne : https://www.agoravox.tv/IMG/jpg/agriculture-erreur-addiction.jpg