[Russeurope en Exil] La situation de la Russie en 1917, par Jacques Sapir

Billet Invité

Avec l’approche de l’anniversaire du centenaire de la Révolution d’Octobre en Russie, on va assister à une multiplication des textes et des débats sur cet évènement. Certains vont mettre en avant la notion de « coup d’Etat », d’autres vont écrire sur l’immense espoir déçu que représenta Octobre 1917. Je veux ici faire autre chose et, dans la lignée de l’article (en anglais) que j’avais publié sur RussEurope, me consacrer bien plus à l’analyse des circonstances qui ont rendu possible, voire inévitable, cette révolution.
Une forte croissance
Il est connu que le modèle de développement mis en œuvre en Russie de 1880 à 1914[1] a abouti à une forte croissance. Cette dernière a permis à la Russie d’avoir une PIB égal à celui de la France en 1913, et un PIB largement supérieur à celui de l’Empire Austro-Hongrois[2]. Ainsi, la production de charbon quintupla de 1880 à 1900, la production de pétrole démarra à Bakou (avec l’aide de l’étranger et de nombreux ingénieurs allemands). Près de 30 000 km de voies ferrées furent installées entre 1880 et 1904. La production industrielle augmenta à un rythme très élevé, environ 8% par an. Dans la décomposition du revenu national par origine, on constate cependant que l’agriculture représente toujours 51%, l’industrie 21%, la construction 17%, les transports 6% et le commerce 5%. Par ailleurs, l’autoconsommation reste importante, ce qui tend à minorer les chiffres qui ne mesurent que ce qui est vendu[3]. L’importance relative du développement des activités industrielles est ici à remarquer. Il y avait environ 700 000 ouvriers dans les années 1860 ; ils seront plus de 1,4 millions en 1890 et près de 3 millions en 1913. L’usine Poutilov de Saint-Pétersbourg emploie ainsi plus de 15 000 travailleurs sur un même site[4]. Mais, à l’autre extrémité de l’échelle, on compte aussi de nombreuses entreprises de moins de 50 ouvriers, sans oublier les travailleurs semi-artisans, qui travaillent en sous-traitants pour une entreprise « donneur d’ordres », les Koustarii. Une des caractéristiques de ce modèle de développement est d’avoir poussé les antagonismes aux extrêmes. Par ailleurs cette croissance n’a pas empêché des famines de se produire, comme en 1892, en 1898 ou en 1901.
Ce modèle de croissance est, en un sens, l’œuvre des Ministres des finances qui se sont succédés, de Mendeleïev à Witte, qui occupa ce poste de 1892 à 1903. Les ministres qui se sont succédés ont développé une stratégie économique pour la Russie qui s’est appuyée sur un fort protectionnisme (depuis le tarif Mendeleïev de 1891) mais qui a été rationalisé par Sergei Yu. Witte[5]. Ce dernier, s’appuyant sur la nationalisation des chemins de fers russes, supervisée par Witte, avait notamment mis en place des tarifs différenciés suivant que les marchandises allaient d’est en ouest (exportations) ou d’ouest en est (importations), cas dans lequel le coût kilométrique payés pour le fret était le double. Cette politique a donné des résultats remarquables en matière de croissance. Il a aussi conduit à une hausse significative de l’investissement net (soit les amortissements déduits). Cet investissement atteint 13,5% du produit national net au début du XXème siècle. Mais, il convient de remarquer que ce modèle été marqué par une forte emprise de l’État sur l’activité économique[6], soit directement à travers l’action des entreprises publiques et le budget de la défense[7], soit indirectement par le biais de la politique monétaire[8] et fiscale[9].Lire la suite

Tags

Source