« Manifeste pour un média citoyen » : info ou intox ?

Vous êtes nombreux, probablement, a avoir vu passer depuis lundi cette pétition pour soutenir la création d’un nouveau média citoyen. Initiative que nous ne devrions à l’évidence en principe qu’applaudir des deux mains.
En effet, nous adhérons pleinement aux deux idées-forces exposées dans le premier paragraphe de ce manifeste. A savoir, que « l’information et la culture sont trop souvent traitées comme des marchandises » et que « les citoyens ont un rôle à jouer pour faire vivre le pluralisme et le débat ».
Mais la diffusion en grande pompe de cette pétition, très largement relayée dans une presse d’habitude peu réceptive aux initiatives médiatiques citoyennes et indépendantes, nous a tout de même mis la puce à l’oreille. Nous sommes comme ça.
Nous vous proposons ici une enquête détaillée sur cette initiative. Enquête en réalité lancée depuis plusieurs mois, quand pour la première fois nous avons été informés par des sources internes de la volonté de l’équipe audiovisuelle de la France Insoumise de lancer un grand média français « indépendant ».
Enquête.

Un manifeste publié dans Le Monde

C’est à l’évidence le premier élément qui à lui seul devait laisser penser que ce manifeste, présenté comme citoyen, ne pouvait en fait pas émaner d’un simple collectif citoyen. Il a en effet été publié par le journal Le Monde lui-même, dont le bras armé qu’est le Decodex a justement pour vocation de discréditer les médias citoyens. Etrange !

Pire, une recherche google sur les mots clefs « media citoyen » montre que nombre d’autres médias traditionnels ont pris le pas du Monde pour relayer le manifeste. C’est par exemple le cas de L’Express, de Libération ou encore de 20 minutes.
Gérard Miller, l’un des co-signataires, était même ce lundi soir l’invité de l’émission C à Vous sur France 5 pour parler du projet :

Quelle ne fut pas notre surprise de l’entendre critiquer (ô combien à juste titre) la concentration des médias entre les mains de neuf milliardaires et de nommer Patrick Drahi, Vincent Bolloré et Arnaud Lagardère (très bien) mais d’oublier Xavier Niel, Mathieu Pigasse et feu Pierre Bergé, les actionnaires du Monde qui a diffusé le manifeste. Un oubli regrettable.

La liste des signataires

Si la pétition donne assez peu d’informations par elle-même, la liste des signataires par contre nous en apprend beaucoup. A l’heure où nous écrivons ces lignes, elle est constituée de 99 signataires répartis comme suit :

  • 52 acteurs du monde des arts
  • 9 youtubeurs ou médias internet indépendants
  • 13 femmes et hommes politiques
  • 8 journalistes
  • 10 intellectuels (sociologue, politologue, etc.)
  • 2 chefs d’entreprise
  • et une poignée d’inclassables

Les acteurs du monde des arts, dont la liste est détaillée ci-dessous (1) est un mixe assez original de soutiens traditionnels des grandes pétitions de la gauche « progressiste » (comprendre : « les libéraux de centre droit petits bourgeois qui, sous couvert de positions féministes et anti-racistes, d’apparences progressistes, ne remettent nullement en cause les fondements du capitalisme sauvage et ses ravages, qui caractérisent la mondialisation actuelle), tels que Josiane Balasko, Jacques Weber, ou encore Cédric Klapisch ; de soutiens historiques de la France Insoumise, tels que François Morel ou Yvan Le Bolloc’h ; et de soutiens plus inattendus, tels que les excellents Bruno Gaccio (engagé historiquement à Nouvelle Donne) et Karl Zéro.
Mais ce mélange hétéroclite ne fait que se renforcer à la lecture de la liste des youtubeurs et médias indépendants (2) également signataires. Si l’on y retrouve Usul ou Demos Kratos qui ont toujours plutôt soutenu la France Insoumise, il est plus surprenant d’y découvrir Le Comptoir qui produit une critique proche de celle du Cercle à l’égard de l’Union Européenne, ainsi que Le Vent Se Lève (dont nous avions relayé un excellent article ici) ou encore La Relève et La Peste, qui vient de publier un livre d’Etienne Chouard (à commander ici). Ces présences parmi les signataires pourraient peser en ce sens qu’elles sont les seules vraies cautions citoyennes d’une démarche par ailleurs très mainstream.
Mais venons-en à présent au cœur du problème, les signataires politiques dont voici la liste :

Marie-Georges Buffet
PCF (associé à FI)

Bernard Cassen
Attac

Sophia Chikirou
FI

Aurélie Filippetti
PS

Raquel Garrido
FI

Jean-Luc Mélenchon
FI

François Ruffin
FI

Eva Joly
EELV

Pierre Joxe
PS

Noël Mamère
ex-EELV

Philippe Poutou
NPA

Arnaud Montebourg
PS

Adrien Quatennens
FI

La simple lecture de cette liste pose problème à deux niveaux au moins. Tout d’abord on ne peut que s’étonner de voir des personnalités qui ont toutes ou presque été impliquées dans la vie politique de ces dernières années en tant que ministres, députés français ou députés européens. Mais aussi et surtout s’étonner d’une très forte orientation politique (avec notamment cinq des six ou sept principales personnalités politiques de la France Insoumise), comme si la citoyenneté était un concept « de gauche ». Il n’en est rien ! Bien au contraire, un grand mouvement citoyen ne pourra naître que par dessus le clivage droite/gauche (qui est un clivage bien souvent stérile), afin de rallier l’ensemble des citoyens français sur la base de valeurs et d’objectifs communs.
Le reste de la liste est principalement constituée d’intellectuels, d’universitaires (3) et de journalistes (4) dont certains particulièrement impliqués dans l’indépendance des médias, comme Aude Lancelin, compagne de Frédéric Lordon, qui avait été écartée de la direction de l’Obs l’an dernier, ainsi que de deux hommes d’affaires.
Et voyons justement à présent le cas particulier de deux d’entre eux, le politologue Thomas Guénolé, et l’homme d’affaire Sébastien Vilgrain.

Thomas Guénolé avait vendu la mèche

Si Thomas Guénolé fut l’un des premiers ce lundi matin a relayer l’annonce de la pétition sur son compte Twitter (5), il avait en fait vendu la mèche, quelques jour plus tôt, le 18 septembre dernier, dans l’émission Médiasphère sur LCI (6) :

(function(d, s, id) { var js, fjs = d.getElementsByTagName(s)[0]; if (d.getElementById(id)) return; js = d.createElement(s); js.id = id; js.src = "//connect.facebook.net/fr_FR/sdk.js#xfbml=1&version=v2.10"; fjs.parentNode.insertBefore(js, fjs);}(document, 'script', 'facebook-jssdk'));

Guénolé: "Il faut créer un grand média audiovisuel altersystème".
"Environ un quart du public est sur une ligne altersystème, altermondialiste, féministe, antiraciste. Or cette ligne éditoriale n'existe pas dans notre paysage audiovisuel. Il faudrait donc créer un grand média audiovisuel altersystème." => J'étais le 18/09 chez La Médiasphère, sur LCI.
Publié par Thomas Guénolé sur mardi 19 septembre 2017

Transcription des propos de Thomas Guénolé :

Fin août, j’ai participé à la conférence « faut-il dégager les médias ? » de l’université d’été de la France Insoumise. Parmi les intervenants, celui qui a expliqué ce qui devrait être, à son humble avis, un grand média alternatif, alter-système, ben c’est moi. Donc je ne peux pas vous dire, ceci est en préparation, il va se passer cela, parce que je n’en sais rien. Je peux simplement vous dire quelle était l’analyse faite à cette occasion, et que, à ma connaissance, la réflexion de la France Insoumise sur ce qu’il faudrait faire, elle en est là… C’est à dire… Il n’est pas question de faire une espèce de grand centre de propagande audiovisuelle, ce n’est pas le sujet. L’analyse de départ c’est de dire que tout média d’information, a une ligne éditoriale, c’est à dire une ligne politique (…) Le constat de départ est qu’il y a à peu près un quart de la population qui est sur une ligne alter-mondialiste, anti-raciste et féministe et il n’y a pas de grand média audiovisuel à l’heure actuelle sur cette ligne éditoriale. (…) Il faudrait sans doute créer ce grand média audiovisuel là. Cela pose des problèmes en terme de modèle de financement. (…) Si un grand média audiovisuel est créé par un parti politique, je pense que c’est un problème, en revanche si c’est créé par des personnes qui sont proches de cette ligne politique mais qui créent elles-mêmes un média, ce n’est pas la même chose.

Quelques commentaires s’imposent sur cette intervention. Il y est tout d’abord clairement dit, entre les lignes certes, qu’il s’agit d’un projet voulu « par et pour la France Insoumise », et non, « par et pour les citoyens ». Il est dit également qu’il s’agira d’un grand média « de gauche », et non d’un grand média « citoyen ». Mais le propos ici le plus important est clairement celui reconnaissant qu’il serait problématique que ce grand média audiovisuel soit créé par un parti politique. Or, si l’on peut reconnaître à la France Insoumise une certaine volonté d’ouverture à gauche, l’ultra-coloration France Insoumise est à l’évidence un vrai problème.
Et voici comment Thomas Guénolé annonçait son intervention sur sa propre page facebook :

Si la ligne politique a l’intérêt d’être clairement annoncée, la dimension citoyenne est plus floue.

L’embarrassant soutien de Sébastien Vilgrain

Mais nous en arrivons à ce qui est probablement la grosse épine dans le pied de ce projet.

La famille Vilgrain et la socité SOMDIAA

SOMDIAA est un groupe agro-alimentaire français de plus de 16 000 salariés, spécialisé dans la production de sucre et de farine. Sa particularité est d’être principalement tourné vers l’Afrique et l’Océan Indien aussi bien pour sa production que pour ses ventes.
Si le groupe est officiellement créé en 1970, l’histoire de la société commence en 1947 lorsque la famille Vilgrain, propriétaire des Grands Moulins de Paris décide d’investir sur le continent africain. Jean Vilgrain, dirigeant du groupe, lance l’acquisition de 12 000 hectares de concession au Congo. S’en suivra pendant près de 30 ans une frénétique succession d’acquisitions dans toute l’Afrique francophone, du Cameroun, au Gabon, en passant par la Côte d’Ivoire, le Tchad ou le Burkina Faso.
Alexandre Vilgrain succède à son père Jean-Louis en 1995 à la tête du groupe et s’illustre en 2010 en remportant l’anti-prix Pinocchio. De quoi s’agit-il ? Comme tous les anti-prix, il s’agit d’une récompense satirique pour mettre la lumière sur des pratiques condamnables. C’est tout particulièrement le cas de l’anti-prix Pinocchio créé en 2008 par l’association Les Amis de la Terre, impliqué notamment contre le CETA et dans la lutte contre le changement climatique.
Et en 2010 donc, La société SOMDIAA a remporté le 1er prix dans la catégorie « Droits humains » pour l’acquisition de 22 000 hectares au Cameroun, et l’expulsion de 6 000 personnes indemnisées cinq euros par famille et par an. Le site de l’anti-prix Pinocchio nous en apprend davantage :

L’entreprise camerounaise Sosucam (filiale du groupe français SOMDIAA, elle-même filiale du Géant JL Vilgrain) a signé avec le gouvernement camerounais en 1965 puis en 2006, deux baux de 99 ans concernant respectivement 10 058 et 11 980 hectares afin d’y développer ses activités de production et de transformation de la canne à sucre.
Le premier contrat prévoyait des indemnités. Elles n’ont jamais été versées. Pour le deuxième contrat la Sosucam verse une indemnité annuelle de cinq euros par famille par an ! (…) D’autre part, les paysans n’ont plus accès à leurs terres et les cultures vivrières qui leur restent pourrissent en raison de la pollution des ressources naturelles induite par les activités de la Sosucam.
Les populations rurales et les ouvriers agricoles de la Sosucam sont par ailleurs victimes de maladies liées aux pratiques de production et de transformation de la canne à sucre, dont l’utilisation de produits chimiques dans les plantations.

Que voilà de belles pratiques bien citoyennes !
Alors me direz-vous, ce n’est jamais qu’un signataire parmi tant d’autres ! En fait, pas tout à fait.

Sébastien Vilgrain, EnormeTV et L’Antenne

Sébastien Vilgrain (un autre fils de Jean-Louis Vilgrain) n’est en fait pas simplement le 96ème signataire de cette pétition. C’est également le Directeur Général de L’Antenne (voir son profil linkedin), un espace de co-working parisien dédié aux médias, et qui accueille déjà les médias Spicee (le média anticonspi bien connu de nos lecteurs) et Accropolis, du youtubeur Jean Massiet, également signataire du manifeste.

En effet, Jean-Louis et Sébastien Vilgrain ont fondé en 2011 le groupe audiovisuel LCTVI, éditeur de la chaine de télévision L’EnormeTV. En 2014, la chaine devient EnormeTV et déménage son siège à l’Espace Kiron (rebaptisé L’Antenne), situé 10 rue de la Vacquerie, à Paris où se trouve encore aujourd’hui ses studios qu’elle partage avec la chaine Accropolis. Satellifax, le quotidien de référence de l’audiovisuel confirmait le 24 mai dernier, le souhait de Sébastien Vilgrain de se consacrer à 100% à l’agence média LCTVI (et donc à L’Antenne).
Et l’on peut facilement confirmer que L’Antenne présente clairement La France Insoumise comme l’un de ses partenaires de référence sur son site internet :

Et la boucle est bouclée… L’Antenne est au cœur de la stratégie média de la nouvelle chaine « citoyenne » de la France Insoumise, et cela ne devrait pas manquer de faire bientôt grand bruit !

La chaine de la France Insoumise

Aussi pouvons-nous l’affirmer ici, cette pétition fait bien référence à la chaine voulue par la France Insoumise et sur laquelle nous enquêtons déjà depuis plusieurs mois. Nous avons en effet pu recueillir plusieurs témoignages directs et concordants nous confirmant qu’il s’agit bien ici du projet porté par l’équipe audiovisuelle du parti.
Si le lancement d’une chaine de TV par la France Insoumise est à l’évidence une idée intéressante d’un point de vue de l’indépendance financière et de la pluralité d’opinion, présenter ce projet sous l’apparence d’une chaine citoyenne est par contre fallacieux. C’est de plus une bien mauvaise idée qui devrait rapidement faire déchanter ceux qui auront cru à l’engagement citoyen du projet.
Nico Las (TDH)

(1) : liste des 52 signataires du monde des arts :

Isabelle Alonso, Laurent Baffie, Josiane Balasko, Blick Bassy, Lucas Belvaux, Gilles et Corinne Benizio, Agnès Bihl, Laurent Binet, Stéphane Blancafort, Gaël Brustier, Yvan Le Bolloc’h, Olivia Cattan, Philippe Caubère, Médéric Collignon, Judith Chemla, Jean-Pierre Darroussin, Gérald Dahan, Eva Darlan, Thomas Dolié, Nawell Dombrowsky, Clément Ducol, Nilda Fernandez, Anaïs Feuillette, Bruno Gaccio, Quentin Garel, Robert Guédiguian, Sam Karmann, Cédric Klapisch, Jul, Juliette, L.E.J, Jean-François Lepetit, Philippe Lioret, Guillaume Meurice, Isabelle Mergault, Giovanni Mirabassi, Gérard Mordillat, François Morel, Tania de Montaigne, Adama Ouédraogo, Gilles Perez, Gilles Perret, Henri Poulain, Sophie de La Rochefoucauld, Léonie Simaga , Soan, Bruno Solo, Jean Teulé, Jacques Weber, Martin Winckler, Karl Zéro.

(2) : liste des 9 signataires youtubeurs et médias indépendants :

Demos Kratos, Usul, Jean Massiet (Accropolis), Les Désobéissants (AlterJT), Le Stagirite, L’indigné du canapé, Le Vent Se Lève, Le comptoir, La Relève et La Peste.

(3) : liste des 10 signataires intellectuels et universitaires :

Nicolas Framont, Jean-Marc Salmon, Thomas Guénolé, Janette Habel, Antoine Comte, David Koubbi, Dany Lang, Roland Gori, Frédéric Gros, Gérard Miller.

(4) : Liste des 8 signataires journalistes :

Cécile Amar, Christian Audouin, Françoise Degois, Jack Dion, Aude LancelinEdouard Perrin, Aude Rossigneux, Guillaume Tatu.

(5) : Relai de l’annonce de la pétition par Thomas Guénolé sur son compte Twitter :

(6)  : Thomas Guénolé a relayé son intervention sur sa page facebook.
 
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