Échec et mat pour Zbigniew Brzezinski

Méconnu du grand public, Zbigniew Brzezinski était pourtant l’un des hommes les plus influents de ce monde. Il est mort ce samedi 27 mai, à l’âge de 89 ans, après une très longue vie à conseiller les présidents américains dans leurs guerres illégales pour dominer le monde.
Comme Jacques Attali, il aura conseillé à peu près tous les présidents de son pays durant près de 40 ans (1) ; comme Jaques Attali, il sera resté dans l’ombre de ces hommes d’État toute sa vie ; comme Jacques Attali enfin il s’est toujours montré très franc et clair dans ses positions, assumant sans gêne ses stratégies militaires et diplomatiques pour soumettre la planète aux intérêts américains.
En guise d’hommage, nous avons choisi de rappeler ici ce que Brzezinski écrivait à la toute fin du siècle dernier, il y a à peine vingt ans. Une liberté de ton qui ferait aujourd’hui de ses propos des thèses parmi les plus conspirationnistes, s’ils n’avaient bien sûr été tenus par l’un des conspirateurs lui-même.

Le Grand Échiquier (1997), son chef d’œuvre…

Auteur de près d’une trentaine d’ouvrages de géopolitique, Brzezinski aura avant tout marqué la littérature géopolitique du 20ème siècle par son chef d’œuvre du genre :
Le Grand Échiquier (The Grand Chessboard en anglais dans le texte).
Tel un Machiavel des temps modernes, voulant remettre au goût du jour les conseils au prince (devenu président américain), Brzezinski explique au long des 250 pages de ce traité de géopolitique ce qu’il revient aux États-Unis de faire pour garantir leur suprématie.
Évidemment le titre même de l’ouvrage nous éclaire sur la vision du monde de Brzezinski, celle d’un grand terrain de jeu militaire et diplomatique, où les nations s’affrontent à mort pour dominer la planète. Et l’échiquier dont il est ici question n’est autre que l’Eurasie, entre Europe et Asie, loin des terres américaines, mais où se joue selon Brzezinski l’avenir du monde.
Ainsi, visionnaire (ou averti) sur la politique américaine des deux décennies qui devaient suivre la publication de son livre, il écrit :

« La tâche la plus urgente consiste à veiller à ce qu’aucun État, ou regroupement d’États, n’ait les moyens de chasser d’Eurasie les États-Unis ou d’affaiblir leur rôle d’arbitre. » (page 254, en poche, aux éditions Pluriel)

Difficile de ne pas y voir résumé en une phrase toute la politique américaine de ces vingt dernières années au Proche et au Moyen-Orient. Une politique déclenchée comme le rappela le général Wesley Clark (2) en son temps (à revoir ici) suite au choc du 11 septembre.
Plus loin, sur l’élargissement de l’Union Européenne voulu de tout temps par les États-Unis, Brzezinski ajoute  :

« L’élargissement de l’Europe et de l’OTAN serviront les objectifs aussi bien à court terme qu’à plus long terme de la politique américaine. Une Europe plus vaste permettrait d’accroître la portée de l’influence américaine et, avec l’admission de nouveaux membres venus d’Europe centrale, multiplierait le nombre d’états pro-américains au sein des conseils européens – sans pour autant créer simultanément une Europe assez intégrée politiquement pour pouvoir concurrencer les États-Unis dans les régions importante pour eux, comme au moyen-orient. Il est également essentiel pour l’assimilation progressive de la Russie […] que l’Europe soit bien définie sur le plan politique. » (page 255)

Il est essentiel d’avoir en tête que cela fut écrit en 1997, soit sept ans avant l’adhésion à l’UE des pays baltes, de la Hongrie, de la Slovaquie, de la République Tchèque et de la Pologne et dix ans avant l’entrée de la Roumanie et la Bulgarie dans cette même union (voir ici).
Et d’ajouter, concernant la Turquie :

« Aussi l’Amérique devrait-elle profiter de son influence en Europe pour soutenir l’admission éventuelle de la Turquie au sein de l’UE. »

Avant de finir en se montrant favorable à un traité de libre échange transatlantique, près de vingt ans avant le début des négociations du TAFTA (ou TTIP), le fameux « grand traité transatlantique » :

« Un traité de libre échange transatlantique […] réduirait également le risque de voir se développer la rivalité économique entre les États-Unis et une Union Européenne plus unie. » (page 256)

Voilà qui devrait faire réfléchir ceux qui pensent encore et toujours que rien n’est écrit (c’est le cas de le dire), et que le monde avance sans que personne ne tire de ficelles en coulisse. Avouons que cela ferait beaucoup de hasards ou de prémonitions…

Entretien pour Le Nouvel Observateur (janvier 1998)

Mais quand il ne prédit pas l’avenir, Brzezinski peut également très bien expliquer le passé. Ainsi, Vincent Jauvert, journaliste au Nouvel Observateur (3), avait pu s’entretenir avec Brzezinski à la fin des années 90, dans un article édifiant paru dans l’édition du journal du 15 au 21 janvier 1998 :

En voici la transcription, éloquente… :

Vincent Jauvert : L’ancien directeur de la CIA Robert Gates l’affirme dans ses Mémoires : les services secrets américains ont commencé à aider les moudjahidine Afghans six mois avant l’intervention soviétique. A l’époque, vous étiez le conseiller du président Carter pour les affaires de sécurité. Vous avez donc joué un rôle clé dans cette affaire. Vous confirmez ?
Zbigniew Brzezinski : Oui. Selon la version officielle de l’histoire, l’aide de la CIA aux moudjahidine a débuté courant 1980, c’est-à-dire après que l’armée soviétique eut envahi l’Afghanistan, le 24 décembre 1979. Mais la réalité gardée secrète est tout autre : c’est en effet le 3 juillet 1979 que le président Carter a signé la première directive sur l’assistance clandestine aux opposants du régime prosoviétique de Kaboul. Et ce jour-là j’ai écrit une note au président dans laquelle je lui expliquais qu’à mon avis cette aide allait entraîner une intervention militaire des Soviétiques.
Vincent Jauvert : Malgré ce risque vous étiez partisan de cette « covert action » (opération clandestine). Mais peut-être même souhaitiez-vous cette entrée en guerre des Soviétiques et cherchiez-vous à la provoquer ?
Zbigniew Brzezinski : Ce n’est pas tout à-fait cela. Nous n’avons pas poussé les Russes à intervenir, mais nous avons sciemment augmenté la probabilité qu’ils le fassent.
Vincent Jauvert : Lorsque les Soviétiques ont justifié leur intervention en affirmant qu’ils entendaient lutter contre une ingérence secrète des États-Unis en Afghanistan, personne ne les a crus. Pourtant il y avait un fond de vérité. Vous ne regrettez rien aujourd’hui ?
Zbigniew Brzezinski : Regretter quoi ? Cette opération secrète était une excellente idée. Elle a eu pour effet d’attirer les Russes dans le piège Afghan et vous voulez que je le regrette ? Le jour où les Soviétiques ont officiellement franchi la frontière, j’ai écrit au président Carter, en substance : « Nous avons maintenant l’occasion de donner à l’URSS sa guerre du Vietnam. ». De fait, Moscou a dû mener pendant presque dix ans une guerre insupportable pour le régime, un conflit qui a entraîné la démoralisation et finalement l’éclatement de l’empire soviétique.
Vincent Jauvert : Vous ne regrettez pas non plus d’avoir favorisé l’intégrisme islamiste, d’avoir donné des armes, des conseils à de futurs terroristes ?
Zbigniew Brzezinski : Qu’est-ce qui est le plus important au regard de l’histoire du monde ? Les talibans ou la chute de l’empire soviétique ? Quelques excités islamistes ou la libération de l’Europe centrale et la fin de la guerre froide ?
Vincent Jauvert : Quelques excités ? Mais on le dit et on le répète : le fondamentalisme islamique représente aujourd’hui une menace mondiale.
Zbigniew Brzezinski : Sottises. Il faudrait, dit-on, que l’Occident ait une politique globale à l’égard de l’islamisme. C’est stupide : il n’y a pas d’islamisme global. Regardons l’islam de manière rationnelle et non démagogique ou émotionnelle. C’est la première religion du monde avec 1,5 milliard de fidèles. Mais qu’y a-t-il de commun entre l’Arabie Saoudite fondamentaliste, le Maroc modéré, le Pakistan militariste, l’Égypte pro-occidentale ou l’Asie centrale sécularisée ? Rien de plus que ce qui unit les pays de la chrétienté.

Avoir connaissance de tels documents est essentiel pour comprendre la psychologie de ces hommes qui ont influencé toute la politique étrangère des États-Unis depuis la seconde guerre mondiale (et en vérité probablement même avant…). On ne peut comprendre par exemple les crises ukrainienne ou syrienne, et la guerre à distance que les États-Unis ont menée là-bas contre la Russie en s’appuyant sur les groupes armés locaux (tantôt néo-nazis comme en Ukraine, tantôt djihadistes comme en Syrie) sans avoir en tête les stratégies guerrières menées 30 ans plus tôt par un Brzezinski en Afghanistan.

La création d’Al Qaida

Comme le laisse entendre Brzezinski dans le court entretien ci-dessus, c’est bien lui qui fut en charge du soutien aux forces rebelles en Afghanistan dès 1979. Ainsi sur cette photo très officielle, on peut le voir en grande discussion avec des moudjahidines afghans en février 1980 (voir la date officielle du document). A peine deux mois après l’invasion soviétique en Afghanistan, il s’agissait pour les États-Unis de faussement officialiser une aide qui avait en fait débuté six mois plus tôt dans la plus grande clandestinité. La manière la plus sûre de provoquer la réaction russe dans la région.

Certains iront même jusqu’à dire que le deuxième homme sur la photo n’était autre qu’Oussama Ben Laden (4). S’il paraît difficile de l’affirmer avec certitude, une chose est sûre, ce serait tout à fait possible. En effet, c’est très précisément à cette même époque que le prince saoudien Turki al-Fayçal demande à Ben Laden d’organiser le départ des volontaires pour l’Afghanistan et leur installation à la frontière avec le Pakistan (dont il est justement question dans le texte de la photo).
Il ne faut pas oublier qu’Oussama Ben Laden fut pendant 20 ans un agent de la CIA reconnu, avant qu’il ne revendique l’attentat du World Trade Center. Ainsi, The Independant titrait (traduit de l’anglais) en 1993, à propos de Ben Laden :

Le combattant anti-soviétique met son armée au service de la paix


Un article encore disponible en relecture dans son intégralité sur le site Internet du journal.
La liste est longue des dictateurs ou des hommes de main que l’État profond américain a utilisés pour ses basses besognes avant de les lâcher en vol (on pensera naturellement ici également à Saddam Hussein soutenu jadis pour lutter contre l’Iran puis écrasé à mort 20 ans plus tard).

La Commission Trilatérale

Zbigniew Brzezinski est enfin l’un des deux fondateurs, en 1973, avec David Rockefeller (5), de la fameuse Commission Trilatérale (6). Il s’agissait pour les deux hommes de poursuivre le travail démarré 20 ans plus tôt avec le Groupe Bilderberg (7) pour fédérer à l’échelle mondiale les femmes et les hommes de pouvoir (qu’il soit politique, financier ou médiatique).
La Commission Trilatérale se distingue de son grand frère par la volonté de s’appuyer sur la notion de Triade, c’est à dire la reconnaissance de trois pôles dominant l’économie mondiale : l’Amérique du Nord, l’Europe et l’Asie orientale.
La Commission Trilatérale poursuit par contre le même objectif que le groupe Bilderberg, celui de promouvoir la doctrine mondialiste à l’échelle planétaire.
Difficile de ne pas ressentir à la lecture de ces informations combien Zbigniew Brzezinski fut l’homme de cette fin du vingtième siècle, et difficile de fait de ne pas s’étonner du silence assourdissant des grands médias depuis sa mort hier. Un silence lourd de sens et qu’il faut analyser comme tel.
Brzezinski aura avancé ses pions toute sa vie sur son grand échiquier, et l’on avait presque oublié qu’il fut mortel… La mort l’a rattrapé hier pour le mettre en échec une bonne fois pour toutes. Mais nul doute malheureusement qu’il aura inspiré beaucoup de fils spirituels qui ont déjà pris la relève, dans l’ombre, comme toujours… Nous le saurons dans 20 ans, c’est la règle…
Nico Las (TDH)

(1) : Brzezinski fut successivement conseiller sous Jimmy Carter, Ronald Reagan ou encore Barack Obama.
(2) : Wesley Clark est un ancien général dans l’armée américaine, il faut notamment commandant du quartier général de l’OTAN en Europe entre 1997 et 2000.
(3) : devenu l’Obs aujourd’hui.
(4) : On peut le voir aussi sur d’autres photos (ici et ) pour en juger.
(5) : Mort le 20 mars dernier à l’âge de 102 ans… Le monde est petit, et l’enfer aussi…
(6) : La liste complète des membres de la Commission Trilatérale est disponible ici.
(7) : Imaginé par ce même David Rockefeller.
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