Edward Snowden: « nous devons nous emparer des moyens de communication » pour préserver nos libertés de base

Le célèbre lanceur d’alerte de la NSA appelle à une action populaire « radicale » pour prendre le contrôle des technologies de l’information.
Un rassemblement de journalistes, de hackers et de lanceurs d’alerte a écouté, le week-end dernier à Berlin, l’ancien employé de la National Security Agency (NSA) Edward Snowden, lancer aux citoyens un appel à trouver des moyens pour prendre directement le contrôle des technologies de l’information que nous utilisons de nos jours.
Le Logan Symposium, organisé par le Center for Investigative Journalism (CIJ, Centre pour le Journalisme d’Investigation, NdT) et basé à l’Université Goldsmith de Londres, a également écouté le rédacteur de WikiLeaks Julian Assange ainsi que les lanceurs d’alerte de la NSA, Thomas Drake et William Binney.
La conférence longue de deux jours a été suivie par un large éventail d’organisations de défense de la liberté de la presse, de groupements de journalisme indépendant et de médias grand public – dont le journal allemand Der Spiegel.
J’ai participé au symposium en tant qu’intervenant, où avec d’autres panélistes dont le journaliste d’investigation Jacob Applebaum – qui a travaillé à la fois avec Assange et Snowden, et a indépendamment fait découvrir l’espionnage de la Chancelière allemande Angela Merkel par la NSA – nous avons décrit nos expériences dans le domaine du reportage en première ligne.
Se trouvait aussi sur mon panel Eveline Lubbers, qui a été pionnière dans l’investigation des opérations de la police britannique pour infiltrer les groupes activistes; Martin Welz, rédacteur de Noseweek, le seul magazine d’investigation sud-africain; Natalia Viana, co-directrice du plus important média de journalisme d’investigation à but non lucratif du Brésil, Agencia Publica; et Anas Aremeyaw, le plus éminent journaliste en immersion d’Afrique.
Au cours de son intervention filmée exclusive, Snowden a mis en garde contre la l’idée que de nouveaux développements de cryptage soient le seul moyen d’affronter la surveillance de masse, mettant plutôt l’accent sur l’urgence d’une radicale réforme politique et juridique mondiale.
Le lanceur d’alerte a également critiqué l’attitude du Président Barack Obama sur la dispute entre Apple et le FBI, à propos de l’accès à un iPhone utilisé pendant le massacre de San Bernardino [en Californie le 2 décembre 2015, NdT].
« Il y a eu tellement sur le sujet de comment nous pouvons confronter les défis à travers des moyens technologiques, » a dit Edward Snowden à l’auditoire berlinois, via une liaison vidéo.

Nous avons besoin de réfléchir à la façon dont nous sommes arrivés jusqu’ici. Nous parlons de réformes légales, mais celles-ci n’avaient pas été autorisées dès le départ… Réformer les choses à l’intérieur du système est ce qui est idéal, à l’intérieur du système. C’est ainsi qu’il devrait fonctionner, c’est la façon dont nos sociétés sont conçues pour fonctionner.
Que se passe-t-il, quand les systèmes cessent de fonctionner?
Nous avons cette tendance naturelle à penser que ce sont là des dérives depuis l’ordre naturel des choses, et que tout ira mieux demain, et que nous pourrons encore une fois compter sur le système.
Mais il s’avère que l’abus est un sous-produit du pouvoir… Dès que nous avons des groupes de plus en plus plus restreints dotés de pouvoir, nous avons des abus de celui-ci. Aujourd’hui, le mécanisme c’est la technologie…
Il y a un lieu où se croisent la technologie et l’accès à l’information dans la société. Internet en est l’abréviation… Il a de plus en plus d’influence sur nous tous, mais nous en avons de moins en moins le contrôle.

Vendredi, le rédacteur et fondateur de WikiLeaks Julian Assange avait exprimé une inquiétude similaire au cours de son intervention en direct depuis l’ambassade d’Équateur à Londres, où un groupe de travail de l’ONU a conclu qu’il est effectivement détenu de façon arbitraire. Cette conclusion a été atteinte, a dit Assange, « malgré des pressions indécentes de la part des gouvernements US et britannique sur l’ONU. »
Assange a mis en garde contre l’interconnexion croissante entre Google, désormais la plus grande entreprise médiatique au monde, et le complexe militaro-industriel étasunien, soulignant tout particulièrement les investissements en augmentation rapide de Google dans l’intelligence artificielle (IA) et la robotique, principalement pour le bénéfice d’applications de « sécurité nationale » de la communauté militaire et d’espionnage US.
« Google intègre des systèmes d’IA au système de sécurité nationale, » a dit Assange. « C’est une menace envers toute l’humanité. Nous devons cesser de nourrir Google. »
Il a pressé le public à explorer des services en ligne alternatifs afin de limiter la capacité de Google à aspirer de vastes quantités de données personnelles dans des systèmes IA, cooptés par le Pentagone.
Une menace à la démocratie
Assange et Snowden ont tous les deux plaidé que la centralisation rapide des technologies de communication de l’information au sein d’un secteur corporatiste privé, étroitement relié à l’état sécuritaire, représente une menace fondamentale pour le fonctionnement des démocraties, et en particulier pour une presse libre.
« Nous devons accepter que le seul moyen de protéger les droits de l’individu est de protéger les droits de tous, » a dit Snowden. « De plus en plus, ceci est vu comme une menace par le gouvernement parce que cela constitue un domaine où il ne sera plus capable d’intervenir. »
Décrivant la position du Président Obama sur la dispute entre Apple et le FBI comme une « fausse opposition entre le privatif et le sécuritaire, » il a affirmé qu’il « faut les deux », et qu’il n’est pas possible d’avoir l’un sans l’autre.
Snowden a ajouté que l’usage des métadonnées pour cibler des gens perçus comme des menaces à la sécurité nationale présente une innovation dangereuse, dotée de larges possibilités d’erreurs judiciaires pour les citoyens ordinaires. Une personne ayant simplement communiqué avec un journaliste dévoilant une histoire sur des informations données par un lanceur d’alerte gouvernemental pourrait, par exemple, se retrouver accusé et condamné d’en avoir été la source – même si ce n’est pas le cas – sur les bases des métadonnées le reliant accidentellement au journaliste.
« Que vous ayez ou non été la source, si vous avez tout simplement communiqué avec le journaliste, vous pourriez être condamné, » a dit Snowden.
En Grande-Bretagne, le gouvernement Conservateur s’efforce de faire passer une loi particulièrement draconienne, l’Investigative Powers Bill (IP Bill, Loi de Pouvoirs d’Investigation, NdT), qui accorderait à l’état des pouvoirs extraordinaires d’interférence avec le travail des journalistes. La loi, si elle passe, pourrait fournir un précédent pour d’autres pays européens et doit recevoir une seconde lecture au parlement, mardi 15 mars [aujourd’hui 16 mars, elle a été transmise au Comité Public des Lois, NdT].
Selon La National Union of Journalists (NUJ), la loi accordera au gouvernement le pouvoir d’accéder aux communications des journalistes et de pirater leur équipement électronique, y compris le contenu et les métadonnées de leurs communications, sans les en informer.
Malgré une opposition considérable de la part de divers comités parlementaires, dont le Joint Committee on the Investigative Powers Bill, de nouvelles réécritures de la loi par le gouvernement n’ont fait qu’empirer ses provisions.
Selon Michelle Stanistreet, secrétaire générale de la NUJ, l’IP Bill:

… est une menace pour la capacité des journalistes à réaliser leur travail, à garantir leurs informations et à protéger leurs sources. Sans cette protection, nous n’aurons tout simplement pas de presse libre en état de fonctionnement… Un manque de garde-fous pour l’ensemble des journalistes aura de profondes conséquences pour le droit du public à l’information au Royaume-Uni.

Évidemment, les métadonnées sont déjà utilisées dans une vaste gamme de contextes par la communauté des renseignements pour identifier non seulement des suspects de terrorisme, mais aussi des activistes, des groupes de défense des droits de l’homme, et d’autres qui critiquent la politique du gouvernement.
De plus en plus, des frappes de drones signées contre des groupes non-identifiés de cibles suspectées de terrorisme sur des théâtres comme la Syrie, le Yémen, le Pakistan et l’Afghanistan sont basées uniquement sur des métadonnées recueillies par la surveillance de téléphones portables, de profils sur les réseaux sociaux, et dans d’autres lieux de stockage d’informations électroniques. Ceci a mené à d’innombrables victimes civiles.
Les métadonnées issues de nombreuses sources électroniques, y compris les réseaux sociaux, sont de plus en plus considérées par le Pentagone, ainsi que par les agences sécuritaires britannique et européennes, comme un vaste recueil de renseignements « open source » facilement récupérables, permettant de prédire et de contrôler le comportement des populations humaines.
Ainsi que je l’ai rapporté en février, des documents officiels déclassifiés de l’US Office of Naval Research, parmi d’autres programmes de recherche du Pentagone, éclairent les ambitions alarmantes de style « Minority Report » des officiels du gouvernement US, en termes de leur volonté à pouvoir anticiper avec précision et prédire l’activisme, les manifestations, le crime, le terrorisme, les conflits et les effondrement d’états à venir. Pourtant, des experts indépendants relèvent que de telles technologies sont plus promptes à fournir des conclusions positives tronquées et des fausses pistes, que des prévisions d’une quelconque valeur prédictive.
Le cryptage?
Edward Snowden a défendu l’usage et l’avancement prudents des technologies de cryptage par les journalistes afin de protéger leurs sources, mais a noté que la technologie seule n’est pas la solution.
Une technologie novatrice, un système d’exploitation complet nommé SubGraph OS qui peut être installé sur un PC ou un Mac pour fournir toute une gamme d’outils de communications cryptées, a été lancé lors de la conférence. SubGraph est le dernier d’une série d’outils différents mais similaires, comme Tails – un système d’exploitation qui peut être lancé sur n’importe quel ordinateur par le biais d’une clé USB – et Qubes, un autre système requérant une installation sur des ordinateurs pour lesquels la sécurité a spécifiquement été renforcée sur mesure.
Les concepteurs de ces projets présents à la conférence ont toutefois prévenu que, si ces outils sont puissants, ils n’offrent pas de garantie contre la surveillance du gouvernement, surtout du fait de la possibilité de l’existence de « backdoors » encore inconnues dans le hardware et le software grand public.
« Ce sont vraiment d’excellents projets, » a dit Snowden, en mettant surtout l’accent sur SubGraph: « J’ai l’intention de m’en servir moi-même. Mais nous devons reconnaître qu’ils sont inaccessibles à la plupart des utilisateurs, et pour les journalistes qui ne sont pas des spécialistes. »
Le défi pour les développeurs est de produire des interfaces plus ergonomiques et accessibles qui puissent être assimilées par le tout-venant, au fur et à mesure. Snowden a suggéré l’exploration de « l’aspect ludique » [la « gamification« ] de la courbe d’apprentissage de tels outils afin de rendre l’expérience de leur acquisition plus facile.

Nous pouvons fournir aux gens les connaissances et la compréhension de base, en leur enseignant au fur et à mesure – une gamification de l’interface, qui enseigne aux gens pendant leur utilisation, d’une manière qui soit amusante, pas pesante et agréable. C’est une chose sur laquelle nous devons beaucoup travailler.

Snowden encourage également les développeurs à « rivaliser directement avec ces intérêts corporatistes à hauteur de milliards de dollars » comme Google, Facebook et Apple. Il est possible, affirme-t-il, que l’entrepreneuriat citoyen puisse avoir « plus de succès, créant des produits qui sont tout aussi attractifs, plus faciles à utiliser, mais qui ne sont pas aussi dangereux à l’égard des droits des individus à la liberté et à leur droit de s’associer d’une façon libre et sûre. »
Une transformation radicale
Edward Snowden a également mis en garde contre la présomption que les efforts pour contrer la surveillance étatique par le cryptage seul soit une panacée, appuyant le besoin de fondamentalement défier la centralisation du pouvoir sur les technologies de l’information entre des mains corporatistes.

Nous comptons sur des multinationales comme Apple pour défendre nos droits. Nous sommes obligés de compter sur les protocoles et les systèmes qui sous-tendent nos communications.
Nous avons besoin, en tant que développeurs et journalistes, de devenir plus radicaux…
Il y a eu de phénoménaux déséquilibres de pouvoir à travers l’histoire. Je ne suis pas un Communiste, mais il y a eu des gens qui ont plaidé que nous avions besoin de nous emparer des moyens de production. Nous approchons rapidement du point où il nous est nécessaire de nous saisir des moyens de communication.

La raison?
« Nous voyons en tout état de cause trop de contrôle exercé sur des institutions en lesquelles nous devrions pouvoir avoir confiance, mais auxquelles cela nous est impossible, » a-t-il dit. « En même temps, nous voyons des multinationales avoir accès à nos vies privées, de façons que nous n’avions pas anticipées et dont nous ne connaissons pas l’usage qui leur est dévolu. »
Vie privée ou sécurité?
Snowden a repoussé l’idée que la vie privée ou la liberté soient d’une quelconque manière en contradiction avec la sécurité authentique.

Les politiciens sont avides d’apaisement des craintes dans leur communication. Dire que « ceci va sauver des vies » est convaincant pour l’électeur. Les gens ont tendance à les croire… Regardons les faits réels, pour le 11 septembre 2001. Nous avons eu une enquête parlementaire – et ils ont découvert que l’affaire n’était pas un manque de recueil de données. Le problème était que notre attention était tellement dispersée, tellement de programmes collectant tellement de données, nous ne les avons pas partagées correctement et à cause de ça, 3000 personnes sont mortes. Les politiciens aujourd’hui affirment que nous avons besoin d’en collecter davantage – mais ils font que nous sommes tous moins en sécurité, et ils mettent des vies en danger.

L’attentat à la bombe du marathon de Boston, a-t-il dit, a donné un exemple clair de la faillite du mantra de la surveillance-pour-la-sécurité – les coupables, en dépit du fait d’avoir opéré dans le contexte du « plus grand programme de rafle de l’histoire de mon pays », avaient réussi à échapper à la détection.

Au bout du compte, nous avons à prendre une décision. Voulons-nous être dans une société sous contrôle? Ou voulons-nous être dans une société libre? Parce que nous ne pouvons pas avoir les deux.

Au cours d’un panel tenu vendredi, Thomas Drake – l’ancien cadre supérieur de la NSA qui a inspiré Snowden pour lancer l’alerte, en exposant les failles du programme Trailblazer, à un milliard de dollars, de surveillance de masse – a rappelé comment ses patrons de la NSA avaient cyniquement vu la faillite des renseignements le 11 septembre 2001 comme une opportunité pour augmenter considérablement le budget de l’agence.

Je ne pouvais pas y croire, quand mon chef a décrit les attentats du 11 septembre comme « un cadeau pour la NSA ».

L’idée selon laquelle la surveillance de masse possède la moindre perspective de nous garder tous en sécurité est donc profondément contestable. Le problème fondamental avec l’insistance à éliminer l’intimité au nom de la sécurité est son impact à travers des sociétés entières.
« Nous avons besoin de penser à quoi servent nos droits? D’où viennent-ils? Quelles sont leurs valeurs? Qu’est-ce donc vraiment que la vie privée? », a dit Snowden à l’auditoire de l’assemblée du CIJ.

La vie privée est le droit à partir duquel tous les autres sont dérivés. Sans vie privée il n’y a que la société, que le collectif, qui fait que tout le monde est et pense pareil. Vous ne pouvez pas avoir quelque chose qui soit à vous, vous ne pouvez pas avoir vos propres opinions, à moins de disposer d’un espace qui n’appartienne qu’à vous.
Plaider que vous n’avez cure de la vie privée parce que vous n’avez rien à cacher, équivaut à dire que vous n’avez cure de la liberté d’expression parce que vous n’avez rien à dire.

La dissidence politique
Si la surveillance de masse n’était qu’une question de lutte contre le terrorisme, ses cibles ne seraient pas constamment des dissidents politiques, a argué Snowden, évoquant le célèbre discours « I have a dream » [« J’ai un rêve », NdT] de Martin Luther King Jr – que Snowden a décrit comme le « plus grand défenseur des droits civiques que mon pays ait jamais connu. »
Deux jours après ce discours, a déclaré Snowden, le FBI a défini King comme « la plus grande menace à la sécurité nationale » de l’époque.
Peu de choses ont changé depuis.
L’ancien employé du renseignement a souligné que l’agence britannique de renseignements par transmissions, le GCHQ, a illégalement espionné des groupes de défense des droits de l’homme comme Amnesty International, des journalistes, des personnalités médiatiques et d’autres ONG, « utilisant des pouvoirs accordés pour combattre des terroristes. »
Citant les documents secrets qu’il a dévoilés, il a relevé que la justification interne de la préservation de tels programmes sous le sceau du secret ne faisait aucune référence à des questions de sécurité nationale. À la place, les documents disaient que « les rendre publics mènerait à un ‘débat public dommageable’ parce que nous [le public] contesterions ces activités. »
La suite logique est que l’état sécuritaire national considère les fondamentaux d’une démocratie vibrante eux-mêmes – une presse véritablement libre, un débat public vigoureux, une supervision des politiques hautement confidentielles de renseignements – comme l’ennemi.
La négligence de l’importance des droits à la vie privée, a dit Snowden, est une fonction d’un pouvoir inégal. Le lanceur d’alerte a pressé ses auditeurs de considérer combien la volonté d’élimination de la vie privée provient d’individus puissants « dans une position de privilège… Si vous êtes un vieil homme blanc en haut de la pyramide, la société est ordonnée afin de protéger vos intérêts. Vous avez conçu le système pour qu’il protège vos intérêts. »
Cette inégalité de pouvoir, a affirmé Snowden, implique que « ce sont les minorités fragiles qui sont le plus exposées » à l’impact de la surveillance de masse.
« Il ne suffit pas de songer à ces choses, il ne suffit pas de croire en quelque chose, » a conclu Snowden devant des applaudissements retentissants. « Il s’agit de se lever réellement en défense de quelque chose, de réellement dire quelque chose, de réellement risquer quelque chose, s’il s’agit que les choses s’améliorent. »
Par le Dr. Nafeez Ahmed
Source: https://medium.com/insurge-intelligence/edward-snowden-we-must-seize-the-means-of-communication-to-protect-basic-freedoms-8c01b75eb384#.otwzscw03
Traduit par Lawrence Desforges
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