« Merci Patron ! » : pieds nickelés de l’oligarchie, piédestal et talon d’Achille…


Programmé en région parisienne dans trois salles il y a une semaine, quatre lors de sa sortie officielle mercredi, et dans huit cinémas, déjà, ce week-end, « Merci Patron ! », le premier film de François Ruffin, pourrait être la surprise cinématographique de l’année.
Voir sa programmation nationale ici.
À en croire l’affluence dans la salle lors de la projection à laquelle nous avons eu le plaisir d’assister (au cinéma 7 Parnassiens, à Paris, dans une ambiance très chaleureuse et avec l’accueil convivial de la direction), le film pourrait bien rencontrer son public et avec lui, un formidable succès.
Et en guise d’illustration, cette anecdote… Devant l’afflux de spectateurs, la direction du cinéma a du ouvrir une seconde salle, la première étant remplie près de trente minutes avant le début de la séance. Personnellement je n’avais jamais vu ça.
Mais pourquoi donc un tel engouement ?

Le film

Résumé

Un résumé très savoureux (comment aurait-il pu en être autrement ?) du film nous est proposé par Frédéric Lordon (un ami de combat de longue date de François Ruffin), dans le Monde Diplomatique. Mais laissons à François Ruffin l’honneur de présenter lui-même son documentaire, via cette bande annonce qui ne met toutefois pas assez en valeur, selon moi, la formidable dimension ubuesque du film :

Il s’agit donc de l’histoire vraie (vraiment vraie ? Il faut reconnaître qu’on peut parfois avoir un petit doute face à cette extraordinaire « épopée » !) de Jocelyne et Serge Klur, ex-employés à la confection de costumes Kenzo, licenciés de l’usine ECCE (filiale de LVMH) de Poix-du-Nord (près de Valenciennes). L’affaire avait fait grand bruit à l’époque, comme le relatait La Voix du Nord… mais tout le monde les a bien oubliés quatre ans plus tard… Tout le monde, sauf l’huissier, qui se rappelle à leur bon souvenir, bien décidé à se voir rembourser une ardoise de 25 000 euros menaçant de les laisser sans toit.
Sans toit, certes, mais pas sans voix, car c’est emportés dans le tourbillon de leur porte-parole (j’ai nommé François Ruffin), qu’ils vont se laisser embarquer dans le plan machiavélique visant à faire payer à leur ancien employeur son dû moral. Nous n’en dirons pas plus pour ne pas dévoiler la machination imaginée par François Ruffin. Mais le moins que l’on puisse dire est qu’elle est d’une incroyable ingéniosité allant de rebondissement en rebondissement et ne laissant pas au spectateur une seule seconde de répit – sans jeu de mot ! Quand la réalité dépasse la fiction…
Mais bien sûr, ce film est bien plus qu’un formidable thriller.

Un véritable thriller social

Film ou documentaire, telle est la question. Si c’est un documentaire, il est scénarisé comme un film. Si c’est un film, il est « vrai » comme un documentaire. « Merci Patron ! » est donc avant tout un OVNI cinématographique. Au-delà du scénario, donc, le film est un témoignage incroyablement poignant du désastre de la désindustrialisation du bassin textile nordiste. On y rit, on se surprend aussi à essuyer un œil humide. C’est Zola au XXIème siècle, c’est Germinal après la fermeture des mines, c’est Lantier et Maheu déplacés par magie du Voreux à Poix-du-Nord.
Digne de l’excellente émission d’origine belge « Strip-tease » pour son formidable témoignage de la condition du petit peuple ouvrier (nordiste), méprisé de nos élites et rappelant à bien des égards le fameux « Roger et moi » de Michael Moore (les connaisseurs apprécieront…), ce film est à l’évidence un chef-d’œuvre. Et si vous avez le moindre doute sur votre intérêt pour un documentaire social, allez-y pour y voir ce qui sera aussi à mon avis à la fois la meilleure comédie et le meilleur thriller de l’année.

L’accueil du film dans les médias

L’accueil de l’auto-proclamée « élite intellectuelle » parisienne est plutôt discrète. Il suffit de taper « Merci Patron » sur Google pour s’en convaincre. Si Le Monde en parle dans un article plutôt honnête, Le Figaro ne mentionne que « l’épisode Europe 1 » (nous y revenons) et classe pour le reste le film dans sa rubrique Actualités Culturelles ! Pas mieux chez le NouvelObs où Denis Demonpion croit avoir décelé dans le film un remake de « Bienvenue chez les Ch’tis ». À ce niveau d’analyse, autant en effet s’informer sur Allociné…
À noter aussi le traitement de faveur que le CNC a réservé à François Ruffin. Le Centre National Cinématographique a en effet refusé l’aide habituellement réservée à ce genre de production, au prétexte que la qualité du film aurait été jugée « insuffisante ». Qualité pourtant plus que respectable pour un tel film. C’est sûr, les caméras cachées filment rarement en 3D et en HD ! Étrangement, ce même CNC aurait par contre accordé un financement au distributeur, « Jour de fête ».
Mais le feuilleton burlesque nous est venu cette semaine d’Europe 1 (NDLR : propriété de l’inénarrable Arnaud Lagardère). L’histoire est racontée en détail sur Fakirpresse.info. Invité de longue date par Frédéric Taddéi pour l’enregistrement de l’émission « Europe 1 Social Club » qui devait être diffusée mardi dernier, François Ruffin a subitement été décommandé.
Extrait :
« J’ai une très mauvaise nouvelle : Europe 1 m’interdit de recevoir François Ruffin.– Mais qui à Europe 1 ?– La direction. On est estomaqués.– D’où ça vient ?– Je ne comprends pas. D’autant que c’était annoncé sur notre site depuis trois semaines. »
Preuve s’il en est, une fois de plus, des incessantes tentatives des directions de nos grands médias de peser de tout leur poids sur les rédactions. Et en images, cela donne ça :

Sentant venir le « mauvais coup de com. » la direction d’Europe 1 a tenté très maladroitement de rattraper le coup… ayant pour seul effet d’enfoncer le clou ! L’affaire est plutôt bien racontée ici par 20 minutes. Et c’est ce très cher Jean-Michel Apathie qui a été choisi pour ouvrir la porte du studio à François Ruffin… et le moins que l’on puisse dire est qu’il se l’est prise en pleine gueule ! Jugez plutôt :

Le très condescendant Jean-Michel Apathie déclarant : « Sauf à vous méprendre sur votre propre pouvoir, vous n’êtes pas près de renverser l’oligarchie » ! On parie Jean-Michel ?
À noter tout de même la chronique de François Morel, sur France Inter, qui déclare, non sans son humour grinçant habituel :
« Merci Patron pourrait concourir dans la catégorie meilleur film, François Ruffin, dans celle de meilleur réalisateur, meilleur acteur, meilleur espoir masculin, meilleur scénario original, meilleur documentaire, et même meilleur film étranger, tant ce film en effet est tellement étranger au reste de la production cinématographique habituelle. »

Des perspectives… révolutionnaires !

Lâchons le mot, les perspectives de ce film sont… révolutionnaires !
Devant l’enthousiasme de la salle au visionnage du film, je me suis pris à rêver un peu. Mais comme ce rêve semble être partagé par Frédéric Lordon, et que je ne saurais l’exprimer mieux que lui, je pose ici mon stylo pour lui laisser la parole ! Car oui, la leçon de ce film « c’est que tout craque de partout et qu’en face ils commencent à avoir peur… et que si on relève la tête, ça peut tomber… »

Je suis sorti de ce film avec une motivation et une volonté décuplées pour faire bouger les choses. Car on prend conscience en regardant évoluer ces pieds nickelés de l’oligarchie, du petit politicard de seconde zone, au papi retraité des RG, combien tout ne tient plus à rien. Combien cette oligarchie est prête à tomber de son piédestal (sur lequel peut-être nous l’avons nous-même trop mise) et que son talon d’Achille est de s’être crue toute puissante.
François Ruffin et Frédéric Lordon étaient les invités de Daniel Schneidermann dans l’émission « Arrêt sur Images » (un extrait est disponible gratuitement, l’émission complète est payante mais présente un réel intérêt) pour parler de la sortie du film. Nous vous en proposons ici un extrait qui montre combien la question se pose réellement de savoir si nous n’aurions pas nous même sur-estimé notre oligarchie et sous-estimé nos propres forces car, oui, comme le dit si bien le « messager » (Hermès ?) de LVMH : « Ce sont les minorités agissantes qui font tout » !

Et tant que nous en sommes à rêver, pourquoi « Merci Patron ! » ne serait-il pas le « César 2017 » du documentaire ? En magnifique successeur du non moins magnifique « Demain » de Cyril Dion et Mélanie Laurent (nous en parlions ici) ! Ces deux documentaires sont fondamentalement complémentaires ! Sans prise de conscience du problème… Pourquoi chercher des alternatives ? Sans connaissance des alternatives… Comment oser renverser la table ? (et je me mets à rêver alors que François rencontre un jour Cyril…)

François Ruffin, sa vie, son œuvre !

François Ruffin

François Ruffin est né à Amiens (Picardie) en 1975. Tout jeune diplômé en Lettres (il n’a alors que 23 ans), il crée le journal Fakir dans sa ville natale en 1999 avant d’entrer, l’année suivante, au fameux CFJ (Centre de formation des journalistes) dont il sort diplômé en 2003. À la même époque, il commence à participer, en tant que reporter, à l’émission de radio de France Inter « Là-bas si j’y suis » et à écrire des articles pour Le Monde Diplomatique. En parallèle il continue à diriger Fakir.
Il est l’auteur d’une dizaine d’ouvrages. De son premier livre, « Les petits soldats du journalisme » (en 2003), qui critique le CFJ et plus généralement la formation des journalistes en France, à « Faut-il faire sauter Bruxelles ? » (en 2014) qui dresse un portrait sans concession de l’Union Européenne, en passant par  « Leur grande trouille : journal intime de mes « pulsions protectionnistes » (en 2011) où il s’interroge sur ce qu’il nomme « l’hypothèse interdite » (le protectionnisme et les barrières douanières)… Autant de sujets qui parleront naturellement aux lecteurs du Cercle !
Mais évidemment, François Ruffin reste avant tout associé à…Fakir !

Fakir

Indépendant, alternatif, et engagé à gauche, Fakir a d’abord été diffusé sous la forme exclusive d’un journal local, avant de bénéficier d’une diffusion nationale et d’être décliné sous format numérique (Fakirpresse.info). Deux formules, que l’on retrouve au début de chaque numéro, sonnent autant comme des slogans que comme des revendications : « aucun parti politique, aucun syndicat, aucune institution » et « entièrement rédigé et illustré par des bénévoles ». Le Cercle se retrouve complètement dans ces exigences.
En 2013, le journal lance une collection de livres produits par les toutes jeunes « Éditions Fakir » qui éditeront tous les livres de François Ruffin à partir de cette date.
François Ruffin et son équipe sont notamment connus pour avoir inventé les fameux happenings lors des Assemblées Générales (AG) des grandes sociétés du CAC 40, munis d’une simple action comme droit d’entrée. Technique vulgarisée depuis à la télévision par Elise lucet dans les émissions « Cash Investigation ». C’est ainsi que François Ruffin s’infiltra à l’AG de LVMH en 2007 (comme on le voit dans le documentaire), puis de Casino (par deux fois) et enfin de la société Vinci.

Bernard Arnault, sa vie, son « œuvre »…

Bernard Arnault

Né en 1949, lui aussi au cœur du bassin industriel textile nordiste, Bernard Arnault est le fils d’un industriel roubaisien. Ferret-Savinel, la société familiale, est alors spécialisée dans les travaux publics. C’est avec son diplôme de l’École polytechnique en poche qu’il rejoint l’affaire familiale en 1971 et parvient à convaincre son père de vendre l’activité BTP (40 millions de francs, soit 7 millions d’euros) pour reconvertir l’entreprise dans la promotion immobilière.
Bernard Arnault est aujourd’hui mondialement connu pour être l’heureux propriétaire (et fondateur) du groupe de luxe LVMH (pour Louis Vuitton Moët Hennessy). Avec un patrimoine estimé en 2015 par le magazine Forbes à 37 milliards d’euros, il est la deuxième fortune française (après Liliane Bettencourt, héritière de L’Oréal) et la treizième fortune mondiale. Et sa puissance financière s’étend évidemment jusqu’au champ politique. Ami de Nicolas Sarkozy, il fut le témoin de son mariage avec Cécilia Ciganer (aujourd’hui Cécile Attias). Mais ses amitiés en politique, comme on le verra plus loin, s’étendent bien au-delà.
Il est l’auteur d’un livre intitulé « La passion créative », et nous n’avons pas résisté au plaisir de vous en faire partager cet extrait :

Comment passe-t-on d’une petite entreprise familiale immobilière à un groupe de luxe mondialement connu ? Et d’une éducation au cœur des « gens du Nord » à autant de cynisme ?

La naissance d’un empire

A la fin des années 60, les frères Willot ont construit un véritable empire industriel dans la filière textile nordiste. Ils rachètent successivement les groupes Saint-Frères (dont il est question dans le documentaire) et Boussac (propriétaire de la marque Dior). Mais au début des années 80 la situation économique du secteur se retourne et les frères Willot perdent la confiance de la banque d’affaire Lazard. Dans le même temps les socialistes fraîchement arrivés au pouvoir s’inquiètent des possibles licenciements dans la filière textile.
Bernard Arnault, de son côté, rentre tout juste des Etats-Unis où il a fondé Ferinel Inc. (qui sera racheté en 1995 par la Générale des eaux pour devenir Nexity) et cherche à se diversifier dans le luxe. La reprise de Dior est pour lui une aubaine. Prêt pour cela à investir toute la fortune familiale (90 millions de francs, soit 15 millions d’euros), il apparaît comme l’homme de la situation pour Antoine Bernheim (associé de la banque Lazard), qui boucle le plan de financement de rachat, et le gouvernement Fabius qui va aider l’homme d’affaire dans son projet.
Il prend ainsi les rênes du groupe Boussac et devient PDG de Christian Dior en 1985. Avec un investissement personnel de 40 millions de francs, et l’aide éclairée d’Antoine Bernheim, Bernard Arnault vient de prendre le contrôle d’une société en valant 8 milliards. La suite ne sera alors plus qu’une longue succession de fusions et d’acquisitions propres à la grande finance.

LVMH

Avec 120 000 salariés, près de 75 milliards d’euros de capitalisation et 35 milliards d’euros de chiffre d’affaires, LVMH est le premier groupe mondial du luxe. Ses activités recouvrent tout le spectre de cette industrie, allant des vins et spiritueux (Château d’Yquem, Moët & Chandon, Dom Pérignon ou encore Veuve Clicquot, pour ne citer que les domaines les plus prestigieux…), à la mode (Dior, Louis Vuitton, Berluti, Marc Jacobs, Kenzo et tant d’autres), en passant par la parfumerie (Givenchy, Guerlain, …) ou encore la joaillerie (Chaumet, Fred ou Bulgari). En un mot, un mastodonde avec lequel seul l’autre géant français du luxe, Kering (ex-PPR), appartenant au milliardaire François Pinault, peut rivaliser… de loin. Autant dire que c’est bien au gratin du gratin que François Ruffin s’est attaqué dans ce film !
Je ne sais pas combien a coûté ce film, mais ce qui est sûr, c’est qu’il s’est payé une société à 75 milliards d’euros… ce qui vaut bien tout l’or du monde…
Nico Las (TDH)
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