Syrie : France Télévisions relaye la propagande de Damas !… Vraiment ?

À peine trois semaines après la diffusion sur Canal+ du reportage de Paul Moreira dévoilant les dessous de la « révolution du Maïdan » (voir notre article ici), c’est au tour de France Télévision de nous surprendre, en programmant, jeudi dernier, dans le cadre de l’émission Un œil sur la planète, un audacieux documentaire sur la guerre en Syrie intitulé :
« Syrie : le grand aveuglement »
À voir la réaction des médias parisiens face à ce nouvel affront, il semblerait que Samah Soula et son équipe aient visé juste. Disponible « officiellement » en replay sur Pluzz jusqu’au jeudi 25 février, il est probable que ce documentaire se trouvera, au-delà de cette date, en streaming « non autorisé » sur internet.

Le documentaire

L’immersion au sein des groupes terroristes

Le reportage se lance sur une longue séquence tournée au cœur des affrontements entre djihadistes et armée régulière syrienne. De l’aveu même de Samah Soula, l’immersion au sein des groupes djihadistes étant quasiment impossible pour les journalistes européens, l’équipe d’Un œil sur la planète s’est appuyée sur les images de Yacine Benrabia, un journaliste indépendant algérien. Cette séquence met en évidence les liens très étroits entre les groupes dits « modérés » (dans nos médias traditionnels) et l’État Islamique à proprement parler. Véritable nerf de la guerre de l’information que se livrent les différentes parties dans ce conflit syrien, la mise en lumière de ces liaisons dangereuses est le premier intérêt majeur du documentaire. Cette séquence se termine d’ailleurs par l’attaque-suicide d’un des combattants contre une position de l’armée syrienne, illustrant un acte emblématique de ces groupes.

Le récit de cinq années de guerre

Par le truchement d’un flash-back un peu cinématographique, le documentaire nous ramène ensuite dans les premiers jours de la révolution pour reprendre du début l’enchaînement des évènements. On y voit des premiers soulèvements pacifiques d’abord tolérés par le gouvernement syrien, puis, petit à petit la lente dérive autoritaire de celui-ci, et finalement, les premières répressions d’un régime devenu fébrile et en proie à des craintes de déstabilisation.
Mais on voit aussi comment les armes ont soudainement commencé à circuler dans la foule, et comment la nature même de ces manifestations a changé, les soulèvements pacifiques des premiers jours laissant place à des actes violents, allant jusqu’à de véritables tueries orchestrées sur les forces de l’ordre. Toute la question se pose alors de savoir d’où sont venues ces armes. Un djihadiste laisse échapper qu’elles ont été livrées de l’étranger avant d’être repris par son « supérieur ».
Pourtant, si les tensions gagnent les zones rurales et pauvres, le soutien à Bachar El-Assad reste fort dans les zones urbaines et parmi les classes moyennes. Des manifestations massives de soutien s’organisent. La voix off note que ces images furent très peu diffusées dans les médias occidentaux. Un témoin s’étonne même, « si des élections libres avaient été organisées, je ne suis pas le seul à penser qu’il (NDLR : Bachar El-Assad) les aurait gagnées ».
Et peu à peu la situation bascule. À noter le témoignage très poignant de Jacques Bérès, un chirurgien français parti sauver des vies dans l’enfer de Homs et qui confie, avec beaucoup d’amertume comment au fil des jours les idées djihadistes ont commencé à diffuser dans les esprits.
Plusieurs piques sont clairement lancées à l’encontre de la diplomatie française. Le documentaire insiste sur les lourdes conséquences de la fermeture de l’ambassade de France à Damas, puis plus tard sur la présence surprenante, entre les mains de djihadistes, de missiles Milan de fabrication française (NDLR : produits par MBDA, ex-Matra Lagardère, propriétaire d’Europe 1). Enfin, l’attaque chimique au gaz sarin sur la Ghouta (banlieue de Damas) en août 2013 attribuée sans preuve à Bachar El-Assad par Laurent Fabius est largement évoquée. Même le rapport du MIT, dont il est très rarement fait référence dans les médias mainstream et qui laisse planer le plus grand doute sur les responsabilités de cette attaque, est mentionné.

Les enjeux de cette guerre

Mais la force du documentaire est aussi et surtout de prendre de la hauteur pour tenter d’expliquer ce qui pourrait être une des causes majeures de ce conflit, les enjeux géostratégiques mondiaux, et en premier lieu, la guerre du pétrole. Le reportage se fait ainsi l’écho de la thèse déjà avancée depuis plusieurs mois par Alain Juillet, ancien Directeur du Renseignement de la DGSE (les fameux « renseignements extérieurs » français) selon laquelle les soulèvements populaires auraient été dirigés depuis l’Arabie Saoudite dans sa guerre d’influence contre l’axe « Iran – Syrie ».
Encore plus audacieux, les intérêts d’Israël dans ce conflit sont également abordés avec une phrase choc, tout en sous-entendus :
« En novembre 2015, selon le quotidien Haaretz, Benyamin Netanyahou aurait testé Barack Obama sur un possible redécoupage des frontières de la région, le chaos syrien permettant de penser… différemment l’avenir du Golan dont l’annexion par Israël n’a jamais été reconnue par les États-Unis et la communauté internationale. »

Au final…

Au final, même si, comme pour le reportage de Paul Moreira, nous regrettons que ne soit pas davantage mise en avant la responsabilité, considérable à nos yeux, de la diplomatie française dans cette terrible tragédie, ce documentaire reste remarquable. Nous y avons vu un travail d’une honnêteté rare à la télévision française, montrant avec finesse les enjeux et les jeux malsains des acteurs du conflit, tous prêts à profiter de ce chaos pour leurs intérêts. Contrairement aux attaques des détracteurs, nous n’avons en revanche vu aucun angélisme, loin de là, vis-à-vis du régime de Damas, qui porte naturellement aussi toute sa part de responsabilité.
Enfin, nous avons apprécié la grande qualité des très nombreux témoignages d’observateurs privilégiés qui étayent et appuient le propos tout au long du documentaire. Et comme ces intervenants sont malheureusement trop peu souvent invités sur nos grands médias, nous avons souhaité vous les présenter plus longuement ici.

Les intervenants

Adeline Chenon Ramlat

Reporter pendant douze ans, notamment pour Le Monde et France 3, Adeline Chenon Ramlat a un parcours tout à fait traditionnel dans ce que l’on appelle les médias « mainstream ». Comme elle l’explique dans le documentaire, elle a longtemps vécu au Proche-Orient et notamment au Liban et en Syrie. Elle a donc une connaissance personnelle de ce pays, en plus de sa caution professionnelle difficilement attaquable. Elle tient aujourd’hui un blog sur Mediapart où elle s’attèle justement à transmettre une vision honnête de la situation dramatique du conflit en Syrie, aux antipodes de la vision manichéenne généralement transmise dans nos médias.

Frédéric Pichon

Diplômé de Sciences-Po et docteur en Histoire contemporaine, Frédéric Pichon a vécu à Beyrouth et séjourné régulièrement au Proche-Orient, notamment en Syrie. Chercheur associé à l’Université de Tours et consultant pour les médias sur la Syrie, il est l’auteur de l’ouvrage « Syrie, pourquoi l’Occident s’est trompé » (photo ci-contre, aux éditions du Rocher).
Dans ce livre basé essentiellement sur des sources ouvertes, Frédéric Pichon présente d’abord le profil politique, socio-économique et religieux de la Syrie. Il s’appuie ensuite sur ces données pour mieux analyser la révolte de 2011, et commenter son traitement médiatique. Il évoque l’intervention de la Russie (qui fut diplomatique, économique et logistique avant d’être militaire) et la « question taboue du djihadisme » telle qu’elle est traitée par les médias et nos dirigeants. La politique de la France, que l’auteur analyse comme néo-conservatrice, n’est évidemment pas épargnée, eu égard à l’influence qatarie, notamment. Enfin, Frédéric Pichon constate qu’il est aujourd’hui peu probable que le régime syrien tombe, et s’interroge sur l’avenir du pays. Synthétique et didactique, ce livre offre de préciseuses clefs de compréhension du conflit.
Pour en savoir plus sur les publications de Frédéric Pichon.

Georges Malbrunot

Comme Adeline Chenon Ramlat, Georges Malbrunot a fait toute sa carrière pour le compte des plus grandes rédactions françaises. Actuellement grand reporter au Figaro, il a vécu plus de vingt ans au Proche-Orient où il fut correspondant pour l’AFP. Il est le co-auteur, avec Christian Chesnot (avec qui il fut otage en Irak, en 2004, de « l’Armée islamique en Irak »), du livre « Les chemins de Damas ».
Cet ouvrage s’appuie sur un grand nombre de sources gouvernementales ou issues des services de renseignement et des milieux diplomatiques et économiques, tant syriens que français, américains, ou encore saoudiens… Il offre une plongée dans les eaux troubles de la relation franco-syrienne de ces quarante dernières années, de lunes de miel en déchirements, de réconciliations en déceptions, d’emportements enthousiastes en malentendus, puis en naufrage. Les auteurs profitent de leur accès privilégié à de nombreuses sources de qualité pour détailler les profonds désaccords qui émergèrent en France entre les services de renseignement d’une part, et les diplomates et responsables politiques de l’autre. Les auteurs se demandent enfin comment, avec un tel passif, retrouver le chemin de Damas…
Pour en savoir plus sur les publications de Georges Malbrunot.

Alain Chouet

Après une formation académique en langue arabe, en droit et en sciences politiques, Alain Chouet a commencé sa carrière à l’ambassade de France à Beyrouth puis à Damas, avant de diriger le bureau de coordination des recherches et opérations anti-terroristes (1980). Il rejoint ensuite le monde du renseignement en tant que conseiller technique spécialisé dans les affaires touchant à l’islam et au terrorisme auprès du directeur du renseignement de la DGSE (1996) avant d’être nommé chef du service de renseignement de sécurité en 2000.
Qu’il s’agisse donc des journalistes (tous témoins des faits) ou des experts en renseignement, le choix des intervenants est particulièrement pertinent et ne saurait selon nous être remis en cause, même s’il reste à chacun sa part de subjectivité.

La réaction des médias

Et pourtant, comme pour le documentaire de Paul Moreira… les remises en question ne se sont pas fait attendre. Celles-ci attaquent autant la qualité des témoignages que la véracité des faits présentés. Ces critiques nous semblent assez largement vaines.

Une ONG en fer de lance de la contre-attaque

Souria Houria, une association française, est même allée jusqu’à envoyer un courrier à Mme Delphine Ernotte (présidente de France Télévisions) pour lui demander l’ouverture d’une enquête (rien que ça !)… sur l’enquête ! La preuve en image :

Extrait :
« Le contenu de ce reportage est inquiétant, il jette un énorme doute sur le sérieux de l’information et des documentaires des chaînes publiques. Pouvons-nous accepter aujourd’hui que nos médias publics reprennent les thèses les plus farfelues des médias conspirationnistes pour expliquer les évènements en Syrie ? »
Selon leur propre présentation, l’association œuvre pour « la démocratie, les libertés et les droits de l’homme en Syrie ». Mais dans cet autre document, la présentation de cette organisation est un peu différente. On peut y lire que Souria Houria est un « groupe de soutien à la révolution du peuple Syrien ». C’est un peu différent.

La réaction de l’Express (autoproclamé « irresponsable »)

Du côté de la presse parisienne, même son de cloche. C’est maintenant une habitude, le fameux point Godwin (dans sa « version complotiste ») remporte tous les suffrages. À titre d’exemple, cet article de l’Express, intitulé : « Syrie : quand Un Œil sur la Planète se fait le porte-voix de Damas ».
Dès le titre, l’accusation classique de propagandisme pro-Bachar est annoncée. Dans le corps de l’article lui-même, en déclarant que « ce qui se passe en Syrie serait le fruit d’une conspiration » l’auteur rebondit certes sur un court extrait du documentaire où Bachar el-Assad profère effectivement des accusations en ce sens, mais passe complètement sous silence les très nombreux documents factuels étayant la thèse de l’influence d’intérêts sous-jacents de puissances extérieures, dans la déstabilisation de la Syrie.

Marie Peltier, l’auteur de cette article déclare : « Le devoir d’information du service public semble avoir été mis en péril par une entreprise de propagande et de déni. Sans préjuger de ce qui a conduit à une telle méprise, espérons que le tir soit prochainement corrigé ». Comme toujours, le discours de la novlangue, et beaucoup de condescendance.
L’Express reproche à ce documentaire de passer sous silence les aspirations démocratiques des Syriens et la violence de la répression du gouvernement, ou de ne les traiter que comme des détails. Un œil sur la planète en parle pourtant, mais assez peu, il est vrai. Si ce reportage constituait l’ensemble de la couverture du conflit syrien par France 2, ou a fortiori par l’ensemble de la presse française, cette critique serait clairement justifiée. Mais depuis le début, la violence de la répression et le nombre effarant de victimes civiles causées par les bombardements du gouvernement (et plus récemment par l’État Islamique) sont à peu près les seuls angles sous lesquels la presse a traité le sujet.
Avant que Daesh n’attire l’attention des journalistes par sa violence extrême et la mise en scène de celle-ci, la question des groupes islamistes au sein de la rébellion syrienne était tue ou évacuée comme simple propagande. Il en était de même de l’ingérence des monarchies du Golfe et de la Turquie, sans parler de celle des pays occidentaux, dont la France. Est-il justifié de reprocher à un documentaire somme toute assez court, qui s’inscrit dans un contexte médiatique aussi intense, d’insister sur ce qui a été éludé, voire occulté, et de ne pas s’attarder sur ce que tout le monde sait déjà ?
À noter qu’une mention « cet article n’engage en rien l’Express » est restée affichée plusieurs jours après publication. Il est assez étonnant de constater que l’Express s’autoproclame irresponsable de ses propres publications.

Daesh : autopsie d’un monstre

On s’étonne d’autant plus de la violence de la réaction de la presse « parisienne » que d’autres, avant Samah Soula, avaient pourtant déjà fait ce travail salutaire de « ré-information ». On se souvient notamment de l’excellente enquête de Jacques Monin sur France Inter (oui oui, France Inter !?!) intitulée « Daesh : autopsie d’un monstre » (à lire, voir et écouter !).
Extrait :
« Le besoin de comprendre se traduit par de multiples questions : Les Occidentaux ont-ils fermé les yeux sur la montée en puissance de ce groupe terroriste ? A-t-on volontairement ignoré le rôle joué par l’Arabie Saoudite et le Qatar ? A-t-on fait semblant de ne pas prendre conscience de l’importance majeure de l’enjeu pétrolier ? Comment expliquer les incohérences de la diplomatie française ? »

En complément, cette excellente infographie est elle aussi extraite de l’enquête de Jacques Monin :

Ces logiques géopolitiques globalisées sont pourtant d’autant plus claires à identifier que ce n’est pas la première fois dans notre histoire récente qu’elles se mettent en place. Consciemment ou pas… de manière directe ou indirecte… nos « grandes démocraties occidentales » et leurs alliés rafolent de ces jeux dangereux, dignes du docteur Frankenstein, consistant à faire faire le sale boulot à des groupes extrêmistes dans le cadre d’alliances de circonstance.
Nous avons évidemment tous en tête le soutien à Ben Laden, en Afghanistan, dans les années 80, dans une guerre par procuration menée par les États-Unis contre l’Union Soviétique. Moins connu, ce même schéma s’était déjà reproduit dans les années 90 en Bosnie. Nous vous conseillons à ce titre l’exceptionnel documentaire d’Olivier Pighetti sur le « gang de Roubaix » intitulé « Les ch’tis d’Allah, le gang de Roubaix » (Docs interdits, 12 novembre 2012, France 3) qu’il est possible de trouver sur internet.
Nico Las (TDH) et Alexandre Karal
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