Syrie : frappe aérienne sur l’armée, entretien avec le général Brisset

Désignation d’objectif dans un simulateur de vol.
Le Général de brigade aérienne (c.r.) Jean-Vincent Brisset est directeur de recherche à l’IRIS. Il est ingénieur de l’École de l’Air, breveté pilote de chasse et diplômé de l’École supérieure de Guerre aérienne. Jean-Vincent Brisset a rejoint l’IRIS après avoir quitté le service actif en août 2001.

Le 17 septembre, la coalition internationale menée par les États-Unis a procédé à une attaque aérienne près de Deir ez-Zor, en Syrie. D’après la Russie, elle impliquait deux avions d’attaque au sol de type A-10, deux avions multirôles de type F-16, et a fait 62 morts parmi l’armée syrienne, en plus de quelque 100 blessés. Le Pentagone a reconnu avoir mené une telle attaque, en précisant qu’elle visait l’État islamique, et qu’elle a pris fin quand les Russes ont averti qu’elle touchait des troupes syriennes. Plus tard, le Département de la Défense américain a précisé que des avions britannique(s), danois et australien(s) avaient pris part à l’opération, sans plus de précisions. Le gouvernement syrien, de son côté, affirme qu’il n’y a eu aucune erreur, et que l’attaque visait bien l’armée.

Quelle est la procédure habituelle pour identifier une cible et prendre la décision de la frapper ?

Jean-Vincent Brisset : Dans toutes les opérations aériennes, on peut distinguer deux types de cibles. Les premières sont des objectifs identifiés et connus avant le départ de la mission. Les équipages décollent après un briefing très précis sur la mission et la frappe à effectuer. Les caractéristiques de l’objectif et de son environnement (défenses, risques frappes fratricides, positions des amis/ennemis, risques de dommages collatéraux…) leur ont été fournies, ainsi que des consignes précises. En particulier, tout ce qui peut amener à une annulation de la frappe, jusqu’à la dernière seconde. De plus les armements sont choisis en fonction du type d’objectif. Dans un tel cas, la validation des cibles relève des plus hauts niveaux de la « hiérarchie », celle-ci étant le plus souvent davantage politique que militaire.
Le second type de cible correspond à des frappes qui pourront être qualifiées « d’opportunité ». Ce sont le plus souvent des attaques qui sont décidées par des opérateurs au sol, qui ont détecté, après le lancement de la mission, la présence d’objectifs qui peuvent être traités par les avions déjà en vol, en fonction de changements de priorités (le nouvel objectif est davantage prioritaire que celui qui avait été assigné avant le décollage) ou parce qu’il reste des munitions aux avions en vol (et des objectifs de priorité secondaire) et ayant une autonomie suffisante pour intervenir. Il est aussi possible de mettre en vol, sans leur assigner de cibles au préalable, des avions équipés d’armements « multi purpose » (à usage général), qui prendront une sorte d’alerte en vol et auxquels on pourra assigner des cibles en temps réel. Dans quelques cas, ces frappes « improvisées » peuvent relever d’une sorte de « légitime défense », en réaction à des tirs inattendus venant de positions à priori non hostiles.
Dans tous les cas, les équipages sont aussi soumis à des règles d’engagement très précises. Sur le plan théorique, les moins contraignantes sont celles de la « kill box » : à l’intérieur d’une certaine zone, tout est considéré comme ennemi et peut être frappé sans justification complémentaire. À l’opposé, certains objectifs ne peuvent être attaqués que si ce que voit le pilote tireur est strictement conforme à la description de l’objectif telle qu’elle avait été faite lors du briefing initial.

Comment une erreur de ce type peut-elle survenir lors d’une telle opération ? Se peut-il que l’attaque fût délibérée, comme l’affirme le gouvernement syrien ?

JVB : Des erreurs sont toujours possibles. Selon le type de mission, et surtout selon les règles d’engagement, les causes d’erreur potentielles sont très variables.
Dans le cas le plus rigide, objectif prédéterminé choisi par les politiques et validation visuelle avant le tir, l’erreur ne peut venir que des décideurs. Soit une erreur délibérée, soit une erreur due à un renseignement erroné (ou falsifié, ou fourni au titre d’une action « false flag », sous fausse bannière pour faire accuser l’adversaire). On peut même envisager une erreur sur les coordonnées de l’objectif, mais cela ne serait possible que s’il n’y a qu’un seul avion tireur et qu’il s’agit d’une frappe sans vue directe de l’objectif.
À l’opposé, dans le cas des frappes d’opportunité, bien d’autres types d’erreurs sont envisageables. Erreur de navigation, mauvaise désignation de l’objectif, problèmes d’identification par le pilote tireur. On a même vu, étonnamment souvent, des troupes au sol se faire attaquer par des avions sur lesquels elles avaient tiré par erreur, alors qu’elles appartenaient au même camp. Ou d’autres, détruites parce qu’elles avaient choisi de ne pas arborer les marques d’identification prévues. Dans toutes les guerres, les frappes fratricides tuent…

Quelles sont les mesures que la coalition pourrait prendre pour éviter de commettre de telles erreurs ? Faudrait-il coordonner les opérations avec les Russes, voire avec les Syriens ?

JVB : Il est évident que, quel que soit le type de frappe, préparée de long temps ou riposte instinctive en vol, ces erreurs sont préjudiciables au retour à une situation moins dévastatrice. Il est tout aussi évident que, dans l’immense majorité des cas, la cause de ces erreurs est une imprécision ou une faute dans la désignation de la cible. Dans ces conditions, le fait d’introduire dans la boucle décisionnelle des intervenants différents, ayant des agendas et des stratégies différents, mais un ennemi commun, ne peut qu’apporter une meilleure connaissance des objectifs et de l’ensemble de leur environnement.
Toutefois, les avantages apportés par de telles coordinations peuvent être assortis d’inconvénients. Sur le strict plan opérationnel, rajouter des intervenants dans le processus de préparation des missions, de la désignation des objectifs et des règles d’engagement introduit des lourdeurs et des retards. Plus grave, l’introduction « physique » d’officiers de liaison russes et/ou syriens dans les centres opérationnels et dans les cercles du renseignement et de la décision politique est évidemment perçue par certains comme l’intrusion de loups dans la bergerie.
Propos recueillis par Alexandre Karal
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